• Les mémoires d'un âne ( 25 )

    XXV - La réparation

     

    Balade en âne

     

     

    Pendant que je cherchais en vain ce que je pouvais faire pour témoigner mon repentir à Auguste, les enfants se rapprochèrent de la place où je réfléchissais tout en broutant l'herbe. Je vis qu'Auguste restait à une certaine distance de moi, et qu'il me regardait d'un air méfiant.
    Pierre :—Il fera chaud aujourd'hui, je ne crois pas qu'une longue promenade soit agréable. Nous ferons mieux de rester à l'ombre dans le parc.
    Auguste :—Pierre a raison, d'autant que depuis la maladie dont j'ai manqué mourir, je suis resté faible, et je me fatigue facilement d'une longue course.
    Henri :—C'est pourtant Cadichon qui a été la cause de ta maladie, tu dois lui en vouloir ?
    Auguste :—Je ne crois pas qu'il l'ait fait exprès, il aura eu peur de quelque chose sur le chemin ; la frayeur lui aura fait faire un saut qui m'a jeté dans cet affreux fossé. Ainsi, je ne le déteste pas ; seulement...
    Pierre :—Seulement quoi ?
    Auguste, rougissant légèrement :—Seulement j'aime mieux ne plus le monter.
    La générosité de ce pauvre garçon me toucha, et augmenta mes regrets de l'avoir si fort maltraité.
    Camille et Madeleine proposèrent de faire la cuisine ; les enfants avaient bâti un four dans leur jardin ; ils le chauffaient avec du bois sec qu'ils ramassaient eux-mêmes. La proposition fut acceptée avec joie ; les enfants coururent demander des tabliers de cuisine ; ils revinrent tout préparer dans leur jardin. Auguste et Pierre apportèrent le bois ; ils cassaient chaque brin en deux et en remplissaient leur four.
    Avant de l'allumer, ils se rassemblèrent pour savoir ce qu'ils allaient servir pour leur déjeuner.
    —Je ferai une omelette, dit Camille.
    Madeleine :—Moi, une crème au café.
    Elisabeth :—Moi, des côtelettes.
    Pierre :—Et, moi, une vinaigrette de veau froid.
    Henri :—Moi, une salade de pommes de terre.
    Jacques :—Moi, des fraises à la crème.
    Louis :—Moi, des tartines de pain et de beurre.
    Henriette :—Et moi, du sucre râpé.
    Jeanne :—Et moi, des cerises.
    Auguste :—Et moi, je couperai le pain, je mettrai le couvert, je préparerai le vin et l'eau, et je servirai tout le monde.
    Et chacun alla demander à la cuisine ce qu'il lui fallait pour le plat qu'il devait fournir. Camille rapporta des oeufs, du beurre, du sel, du poivre, une fourchette et une poêle.
    —Il me faut du feu pour fondre mon beurre et pour cuire mes oeufs, dit-elle. Auguste, Auguste, du feu, s'il vous plaît.
    Auguste :—Où faut-il l'allumer ?
    Camille :—Près du four ; dépêchez-vous, je bats mes oeufs.
    Madeleine :—Auguste, Auguste, courez à la cuisine me chercher du café pour ma crème que je fouette ; je l'ai oublié ; vite, dépêchez-vous.
    Auguste :—Il faut que j'allume du feu pour Camille.
    Madeleine :—Après ; allez vite chercher mon café : ce ne sera pas long, et je suis pressée.
    Auguste partit en courant.
    Elisabeth :—Auguste, Auguste, il me faut de la braise et un gril pour mes côtelettes ; je finis de les couper proprement.
    Auguste, qui accourait avec le café, repartit pour le gril.
    Pierre :—Il me faut de l'huile pour ma vinaigrette.
    Henri :—Et moi, du vinaigre pour ma salade ; Auguste, vite de l'huile et du vinaigre.

    Auguste, qui rapportait le gril, retourna en courant chercher le vinaigre et l'huile.
    Camille :—Eh bien ! mon feu, c'est comme ça que vous l'allumez, Auguste ? Mes oeufs sont battus, vous allez me faire manquer mon omelette.
    Auguste :—On m'a donné des commissions ; je n'ai pas encore eu le temps d'allumer le bois.
    Elisabeth :—Et ma braise ? où est-elle, Auguste ? Vous avez oublié ma braise !
    Auguste :—Non, Elisabeth, mais je n'ai pas pu : on m'a fait courir.
    Elisabeth :—Je n'aurai pas le temps de faire griller mes côtelettes ; dépêchez-vous, Auguste.
    Louis :—Il me faut un couteau pour couper mes tartines. Vite un couteau, Auguste.
    Jacques :—Je n'ai pas de sucre pour mes fraises ; râpe du sucre pour mes fraises ; râpe du sucre, Henriette ; dépêche-toi.
    Henriette :—Je râpe tant que je peux, mais je suis fatiguée ; je vais me reposer un peu. J'ai si soif !...
    Jeanne :—Mange des cerises ; moi, aussi, j'ai soif.
    Jacques :—Et moi donc ? je vais en goûter un peu ; cela rafraîchit la langue.
    Louis :—Je veux me rafraîchir un peu aussi ; c'est fatigant de faire des tartines.
    Et voilà les quatres petits qui entourent le panier de cerises.
    Jeanne :—Asseyons-nous ; ce sera plus commode pour se rafraîchir.
    Ils se rafraîchirent si bien, qu'ils mangèrent toutes les cerises ; quand il n'en resta plus, ils se regardèrent avec inquiétude.

    Jeanne :—Il ne reste plus rien.
    Henriette :—Ils vont nous gronder.
    Louis, avec inquiétude :—Mon Dieu ! comment faire ?
    Jacques :—Demandons à Cadichon de venir à notre secours.
    Louis :—Que veux-tu que fasse Cadichon ? il ne peut pas faire qu'il y ait des cerises quand nous avons tout mangé !
    Jacques :—C'est égal ; Cadichon, mon bon Cadichon, viens nous aider ; vois notre panier vide, et tâche de le remplir.

     

    nos-anes-15.jpg 


    J'étais tout près des quatre petits gourmands. Jacques me mettait le panier vide sous le nez pour me faire comprendre ce qu'il attendait de moi. Je le flairai et je partis au petit trot ; j'allai à la cuisine, où j'avais vu déposer un panier de cerises, je le pris entre mes dents, je l'emportai en trottant et je le déposai au milieu des enfants encore assis en rond près des noyaux et des queues de cerises qu'ils avaient mis dans leur assiette.
    Un cri de joie accueillit son retour. Les autres se retournèrent tous à ce cri, et demandèrent ce qu'il y avait.
    —C'est Cadichon ! c'est Cadichon ! s'écria Jacques.
    —Tais-toi, lui dit Jeanne ; ils sauront que nous avons tout mangé.
    —Tant pis, s'ils le savent ! répondit Jacques. Je veux qu'ils sachent aussi combien Cadichon est bon et spirituel.
    Et, courant à eux, il leur raconta comment j'avais réparé leur gourmandise. Au lieu de gronder les quatre petits, ils louèrent Jacques de sa franchise, et donnèrent aussi de grands éloges à mon intelligence.

    Pendant ce temps, Auguste avait allumé le feu de Camille, la braise d'Elisabeth ; Camille faisait cuire son omelette, Madeleine finissait sa crème, Elisabeth grillait ses côtelettes, Pierre coupait son veau en tranches pour y faire un assaisonnement, Henri tournait et retournait sa salade de pommes de terre, Jacques faisait une bouillie de ses fraises et de sa crème, Louis achevait une pile de tartines, Henriette râpait son sucre qui débordait le sucrier, Jeanne épluchait les cerises du panier, Auguste, suant, soufflant, mettait le couvert, courait pour avoir de l'eau fraîche pour rafraîchir le vin, pour embellir l'aspect du couvert avec des bateaux de radis, de cornichons, de sardines, d'olives. Il avait oublié le sel, il n'avait pas songé aux couverts ; il s'apercevait que les verres manquaient ; il découvrait des hannetons et des moucherons tombés dans les verres, dans les assiettes. Quand tout fut prêt, quand tous les plats furent placés sur la nappe, Camille se frappa le front.
    —Ah ! dit-elle. Nous n'avons oublié qu'une chose : c'est demander à nos mamans la permission de déjeuner dehors et de manger de notre cuisine.
    —Courons vite, s'écrièrent les enfants, Auguste gardera le déjeuner.
    Et, s'élançant tous vers la maison, ils se précipitèrent dans le salon où étaient rassemblés les papas et les mamans.
    La présence de ces enfants rouges, haletants, avec des tabliers de cuisine qui leur donnaient l'air d'une bande de marmitons, surprit les parents.
    Les enfants, courant chacun à leur maman, demandèrent avec une telle volubilité la permission de déjeuner dehors, qu'elles ne comprirent pas d'abord la demande. Après quelques questions et quelques explications, la permission fut accordée, et ils retournèrent bien vite rejoindre Auguste et leur déjeuner. Auguste avait disparu.
    —Auguste ! Auguste ! crièrent-ils.
    —Me voici, me voici, répondit une voix qui semblait venir du ciel.
    Tous levèrent la tête et aperçurent Auguste, perché au haut d'un chêne, et qui se mit à descendre avec lenteur et précaution.

    —Pourquoi as-tu grimpé là-haut ? Quelle drôle d'idée tu as eue ! dirent Pierre et Henri.
    Auguste descendait toujours sans répondre.
    Quand il fut à terre, les enfants virent avec surprise qu'il était pâle et tremblant.
    Madeleine :—Pourquoi avez-vous grimpé à l'arbre, Auguste, et que vous est-il arrivé ?
    Auguste :—Sans Cadichon, vous n'auriez retrouvé ni moi, ni votre déjeuner ; c'est pour sauver ma vie que je suis monté au haut de ce chêne.
    Pierre :—Raconte-nous ce qui est arrivé ; comment Cadichon a-t-il pu te sauver la vie et préserver notre déjeuner ?
    Camille :—Mettons-nous à table ; nous écouterons en mangeant ; je meurs de faim.
    Ils se placèrent sur l'herbe, autour de la nappe ; Camille servit l'omelette, qui fut trouvée excellente ; Elisabeth servit à son tour ses côtelettes ; elles étaient très bonnes, mais un peu trop cuites. Le reste du déjeuner vint ensuite. Pendant qu'on mangeait, Auguste raconta ce qui suit :

     

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    «A peine étiez-vous partis, que je vis accourir les deux gros chiens de la ferme, attirés par l'odeur du repas ; je ramassai un bâton, et je crus les faire partir en le brandissant devant eux. Mais ils voyaient les côtelettes, l'omelette, le pain, le beurre, la crème ; au lieu d'avoir peur de mon bâton, ils voulurent se jeter sur moi ; je lançai le bâton à la tête du plus gros, qui sauta sur mon dos...
    —Comment, sur ton dos ? dit Henri ; il avait donc tourné autour de toi ?
    —Non, répondit Auguste en rougissant ; mais j'avais jeté mon bâton, je n'avais plus rien pour me défendre, et tu comprends qu'il était inutile que je me fisse dévorer par des chiens affamés.
    —Je comprends, reprit Henri d'un ton moqueur ; c'est toi qui avais tourné les talons et qui te sauvais.

    —Je m'en allais pour vous chercher, dit Auguste ; les maudites bêtes coururent après moi, lorsque Cadichon vint à mon secours en saisissant par la peau du dos le plus gros des chiens ; il le secouait pendant que je grimpais à l'arbre ; l'autre sauta après moi, m'attrapa par mon habit, et m'aurait mis en pièces, si Cadichon ne m'eût pas encore préservé de ce méchant animal ; il donna un dernier et bon coup de dent au premier chien, qu'il lança en l'air, et qui alla retomber, brisé et saignant, à quelques pas plus loin ; ensuite Cadichon saisit par la queue celui qui tenait le pan de mon habit, ce qui le fui fit lâcher immédiatement ; après l'avoir tiré au loin, il se retourna avec une agilité surprenante, et lui lança à la mâchoire une ruade qui doit lui avoir cassé quelques dents. Les deux chiens se sauvèrent en hurlant, et je me préparais à descendre de l'arbre lorsque vous êtes revenus.
    On admira beaucoup mon courage et ma présence d'esprit, et chacun vint à moi, me caressa et m'applaudit.
    —Vous voyez bien, dit Jacques d'un air triomphant et l'oeil brillant de bonheur, que mon ami Cadichon est redevenu excellent ; je ne sais pas si vous l'aimez, mais moi je l'aime plus que jamais. N'est-ce pas, mon Cadichon, que nous serons toujours bons amis ?
    Je répondis de mon mieux par un braiment joyeux ; les enfants se mirent à rire, et, se mettant à table, ils continuèrent leur repas. Madeleine servit sa crème.
    —La bonne crème ! dit Jacques.
    —J'en veux encore, dit Louis.
    —Et moi aussi, et moi aussi, dirent Henriette et Jeanne.
    Madeleine était contente du succès de sa crème ; il est juste de dire que chacun avait réussi parfaitement, que le déjeuner fut mangé en entier, et qu'il n'en resta rien.

    Le pauvre Jacques eut pourtant un moment d'humiliation. Il s'était chargé des fraises à la crème. Il avait sucré sa crème et il avait versé dedans les fraises tout épluchées. C'était très bien ; malheureusement, il avait fini avant les autres. Voyant qu'il avait du temps devant lui, il voulut perfectionner son plat, et il se mit à écraser les fraises dans la crème. Il écrasa, écrasa si longtemps et si bien, que les fraises et la crème ne firent plus qu'une bouillie, qui devait avoir très bon goût, mais qui n'avait pas très bonne mine.
    Lorsque le tour de Jacques arriva, et qu'il voulut servir ses fraises :
    —Que me donnes-tu là ? s'écria Camille. De la bouillie rouge ? Qu'est-ce que c'est ? Avec quoi l'as-tu faite ?
    —Ce n'est pas de la bouillie rouge, dit Jacques un peu confus ; ce sont des fraises à la crème. C'est très bon, je t'assure, Camille ; goûtes-en, tu verras.
    —Des fraises ? dit Madeleine, où sont les fraises ? Je ne les vois pas. C'est dégoûtant ce que tu nous donnes.
    —Mais oui, c'est dégoûtant, s'écrièrent tous les autres.
    —Je croyais que ce serait meilleur écrasé, dit le pauvre petit Jacques, les yeux pleins de larmes. Mais, si vous voulez, j'irai vite cueillir d'autres fraises et chercher de la crème à la ferme.
    —Non, mon petit Jacques, dit Elisabeth, touchée de sa douleur ; ta crème doit être très bonne. Veux-tu m'en servir ? Je la mangerai avec grand plaisir.
    Jacques embrassa Elisabeth ; sa figure reprit un air joyeux, et il en servit plein une assiette.
    Les autres enfants, attendris comme Elisabeth par la bonté et la bonne volonté de Jacques, lui en demandèrent tous, et tous, après avoir goûté, déclarèrent que c'était excellent.

    Le petit Jacques, qui avait examiné avec inquiétude leurs visages pendant qu'ils goûtaient à sa crème, redevint radieux quand il vit le succès de son invention.
    Le déjeuner fini, ils se mirent à laver la vaisselle dans un grand baquet qui avait été oublié la veille et que la gouttière avait rempli dans la nuit.
    Ce ne fut pas le moins amusant de l'affaire, et la vaisselle n'était pas encore finie quand l'heure de l'étude sonna, et que les parents rappelèrent leurs enfants pour se mettre au travail. Ils demandèrent un quart d'heure de grâce pour achever de tout essuyer et ranger. On le leur accorda. Avant que le quart d'heure fût écoulé, tout était rapporté à la cuisine, mis en place, les enfants étaient au travail, et Auguste avait fait ses adieux pour retourner chez lui.

     

    La Cabanerie

     

    Avant de s'en aller, Auguste m'appela, et, me voyant approcher, il courut à moi, me caressa et me remercia, par ses paroles et par ses gestes, du service que je lui avais rendu. Je vis ce sentiment de reconnaissance avec plaisir. Il me confirma dans la pensée qu'Auguste était bien meilleur que je ne l'avais jugé d'abord ; qu'il n'avait ni rancune ni méchanceté, et que s'il était poltron et un peu bête, ce n'était pas sa faute.
    J'eus occasion, peu de jours après, de lui rendre un nouveau service.

     

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  • Commentaires

    1
    Mardi 8 Février 2011 à 19:26
    ZAZA

    Chouette ma petite lecture de fin de journée..... Merci. Bises et bonne soirée Nathie

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