• XI - CADICHON MALADE

     

    Fête de l'âne promenades

     

    Le lendemain, je n'eus d'autre occupation que de promener les enfants pendant une heure. Jacques venait me donner lui-même mon avoine, et, malgré les observations de Bouland, il m'en donnait de quoi nourrir trois ânes de ma taille. Je mangeais tout ; j'étais content. Mais ... le troisième jour, je me sentis mal à l'aise ; j'avais la fièvre ; je souffrais de la tête et de l'estomac ; je ne pus manger ni avoine ni foin, et je restai étendu sur ma paille.
    Quand Jacques vint me voir :
    —Tiens, dit-il, Cadichon est encore couché ! Allons, mon Cadichon, il est temps de te lever ; je vais te donner ton avoine.
    Je cherchai à me lever, mais ma tête retomba lourdement sur la paille.
    —Ah ! mon Dieu ! Cadichon est malade, s'écria le petit Jacques ; Bouland, Bouland, venez vite. Cadichon est malade.
    —Tiens, qu'est-ce qu'il a donc ? reprit Bouland. Il a pourtant eu son déjeuner de grand matin.
    Il s'approcha de la mangeoire, regarda dedans et dit :
    —Il n'a pas touché à son avoine ; c'est qu'il est malade... Il a les oreilles chaudes, ajouta-t-il en me prenant les oreilles ; son flanc bat.
    —Qu'est-ce que cela veut dire, Bouland ? s'écria le pauvre Jacques alarmé.
    —Cela veut dire, monsieur Jacques, que Cadichon a la fièvre, que vous l'avez trop nourri, et qu'il faut faire venir le vétérinaire.
    —Qu'est-ce que c'est qu'un vétérinaire ? reprit Jacques de plus en plus effrayé.
    —C'est un médecin de chevaux. Voyez-vous, monsieur Jacques, je vous le disais bien.

    Ce pauvre âne a eu de la misère ; il a souffert cet hiver, cela se voit bien à son poil et à sa maigreur. Puis il s'est échauffé à courir très fort le jour de la course des ânes. Il aurait fallu lui donner peu d'avoine, et de l'herbe pour le rafraîchir, et vous lui donniez de l'avoine tant qu'il en voulait.

    —Mon Dieu ! mon Dieu ! mon pauvre Cadichon ! il va mourir ! Et c'est ma faute ! dit le pauvre petit en sanglotant.
    —Non, monsieur Jacques, il ne va pas mourir pour cela ; mais il va falloir le mettre à l'herbe et le saigner.
    —Ça va lui faire mal de le saigner, reprit Jacques pleurant toujours.
    —Pour ça non, vous allez voir ; je vais le saigner tout de suite en attendant le vétérinaire.
    —Je ne veux pas voir, je ne veux pas voir s'écria Jacques en se sauvant. Je suis sûr que cela lui fera mal.

     

    Un jour, ce bon petit Jacques voulut me donner son oreiller, parce que, disait-il, j'avais la tête trop basse quand je dormais. Une autre fois, Jeanne voulut me couvrir avec le couvre-pied de son lit pour me tenir chaud la nuit. Un autre jour, ils me mirent des morceaux de laine autour des jambes de crainte que je n'eusse froid. J'étais désolé de ne pouvoir leur témoigner ma reconnaissance, mais j'avais le malheur de tout comprendre et de ne pouvoir rien dire. Je me rétablis à la fin, et je sus qu'on projetait une partie d'ânes dans la forêt avec les cousins et cousines. 

     

     

    La Cabanerie


    Et il partit en courant. Pendant ce temps. Bouland prit sa lancette, me la posa sur une veine du cou, la frappa d'un petit coup de marteau, et le sang jaillit aussitôt. A mesure que le sang coulait, je me sentais soulagé ; ma tête n'était plus si lourde ; je n'étouffais plus ; je fus bientôt en état de me relever. Bouland arrêta le sang, me donna de l'eau de son, et une heure après me lâcha dans un pré. J'allais mieux, mais je n'étais pas guéri ; je fus près de huit jours à me remettre. Pendant ce temps, Jacques et Jeanne me soignèrent avec une bonté que je n'oublierai jamais : ils venaient me voir plusieurs fois par jour ; ils me cueillaient de l'herbe afin de m'éviter la peine de me baisser pour la brouter ; ils m'apportaient des feuilles de salade du potager, des choux, des carottes, ils me faisaient rentrer eux-mêmes tous les soirs dans mon écurie, et je trouvais ma mangeoire pleine de choses que j'aimais, des épluchures de pommes de terre avec du sel.


    4 commentaires
  • X - LES BONS MAÎTRES

     

    Je restai donc seul dans le pré ; j'étais triste, ma queue me faisait souffrir. Je me demandais si les ânes n'étaient pas meilleurs que les hommes, lorsque je sentis une main douce me caresser, et une voix douce me dire :
    «Pauvre âne ! on a été méchant pour toi ! Viens, pauvre bête, viens chez grand'mère ; elle te fera nourrir et soigner mieux que tes méchants maîtres. Pauvre âne ! comme tu es maigre !»
    Je me retournai ; je vis un joli petit garçon de cinq ans ; sa soeur, qui paraissait âgée de trois ans, accourait avec sa bonne.
    Jeanne :—Jacques, qu'est-ce que tu dis à ce pauvre âne ?
    Jacques :—Je lui dis de venir demeurer chez grand'mère : il est tout seul, pauvre bête !
    Jeanne :—Oui, Jacques prends-le ; attends, je vais monter à dos. Ma bonne, ma bonne, à dos de l'âne.
    La bonne mit la petite fille sur mon dos ; Jacques voulais me mener, mais je n'avais pas de brides.
    —Attendez, ma bonne, dit-il, je vais lui attacher mon mouchoir au cou.
    Le petit Jacques essaya, mais j'avais le cou trop gros pour son petit mouchoir : sa bonne lui donna le sien, qui était encore trop court.
    —Comment faire, ma bonne ? dit Jacques prêt à pleurer.
    La bonne :—Allons au village demander un licou ou une corde. Viens, ma petite Jeanne, descends de dessus l'âne.
    Jeanne : se cramponnant à mon cou.—Non, je ne veux pas descendre ; je veux rester sur l'âne, je veux qu'il me mène à la maison.
    La bonne :—Mais nous n'avons pas de licou pour le faire avancer.

    Tu vois bien qu'il ne bouge pas plus qu'un âne de pierre.
    Jacques :—Attendez, ma bonne, vous allez voir. D'abord je sais qu'il s'appelle Cadichon : la mère Tranchet me l'a dit. Je vais le caresser, l'embrasser, et je crois qu'il me suivra.
    Jacques s'approcha de mon oreille et me dit tout bas, en me caressant :
    —Marche, mon petit Cadichon ; je t'en prie, marche.
    La confiance de ce bon petit garçon me toucha ; je remarquai avec plaisir qu'au lieu de demander un bâton pour me faire avancer, il n'avait songé qu'aux moyens de douceur et d'amitié. Aussi, à peine avait-il achevé sa phrase et sa petite caresse, que je me mis en marche.
    —Vous voyez, ma bonne, il me comprend, il m'aime ! s'écria Jacques, rouge de joie, les yeux brillants de bonheur, et courant en avant pour me montrer le chemin.
    La bonne :—Est-ce qu'un âne peut comprendre quelque chose ? Il marche parce qu'il s'ennuie ici.
    Jacques :—Vous croyez qu'il a faim, ma bonne ?
    La bonne :—Probablement ; vois comme il est maigre.
    Jacques :—C'est vrai ! pauvre Cadichon et moi qui ne pensais pas à lui donner mon pain !
    Et, tirant aussitôt de sa poche le morceau que la bonne y avait mis pour son goûter, il me le présenta.
    J'avais été offensé de la mauvaise pensée de la bonne, et je fus bien aise de lui prouver qu'elle m'avait mal jugé, que ce n'était pas par intérêt que je suivais Jacques, et que je portais Jeanne sur mon dos par complaisance, par bonté.
    Je refusai donc le pain que m'offrait le bon petit Jacques et je me contentai de lui lécher la main.
    Jacques :—Ma bonne, ma bonne, il me baise la main, s'écria Jacques ; il ne veut pas de mon pain !

    Mon cher petit Cadichon, comme je t'aime ! Vous voyez bien, ma bonne, qu'il me suit parce qu'il m'aime, ce n'est pas pour avoir du pain.
    La bonne :—Tant mieux pour toi si tu crois avoir un âne comme on n'en voit pas, un âne modèle. Moi, je sais que les ânes sont tous entêtés et méchants, je ne les aime pas.
    Jacques :—Oh ! ma bonne, le pauvre Cadichon n'est pas méchant, voyez comme il est bon pour moi.
    La bonne :—Nous verrons bien si cela durera.
    —N'est-ce pas, mon Cadichon, que tu seras toujours bon pour moi et pour Jeanne, dit le petit Jacques en me caressant.
    Je me tournai vers lui et le regardai d'un air si doux qu'il le remarqua malgré sa grande jeunesse ; puis je me tournai vers la bonne et lui lançai un regard furieux, qu'elle vit bien aussi, car elle dit aussitôt :
    —Comme il a l'oeil mauvais ! il a l'air méchant, il me regarde comme s'il voulait me dévorer !
    —Oh ! ma bonne, dit Jacques, comment pouvez-vous dire cela ? Il me regarde d'un air doux comme s'il voulait m'embrasser !
    Tous deux avaient raison, et moi je n'avais pas tort : je me promis d'être excellent pour Jacques, Jeanne et les personnes de la maison qui seraient bonnes pour moi ; et j'eus la mauvaise pensée d'être méchant pour ceux qui me maltraiteraient ou qui m'insulteraient comme l'avait fait la bonne. Ce besoin de vengeance fut plus tard la cause de mes malheurs.
    Tout en causant, nous marchions toujours et nous arrivâmes bientôt au château de la grand'mère de Jacques et de Jeanne.

    On me laissa à la porte, où je restai comme un âne bien élevé, sans bouger, sans même goûter l'herbe qui bordait le chemin sablé.
    Deux minutes après, Jacques reparut, traînant après lui sa grand'mère.
    —Venez voir, grand'mère, venez voir comme il est doux, comme il m'aime ! Ne croyez pas ma bonne, je vous en prie, dit Jacques en joignant les mains.
    —Non, grand'mère, croyez pas, je vous en prie, reprit Jeanne.
    —Voyons, dit la grand'mère en souriant, voyons ce fameux âne !

     

    accueil 4

     

    Et, s'approchant de moi, elle me toucha, me caressa, me prit les oreilles, mit sa main à ma bouche sans que je fisse mine de la mordre ou même de m'éloigner.
    La grand'mère :—Mais il a en effet l'air fort doux ; que disiez-vous donc, Emilie, qu'il avait l'air méchant ?
    Jacques :—N'est-ce pas, grand'mère, n'est-ce pas qu'il est bon, qu'il faut le garder ?
    La grand'mère :—Cher petit, je le crois très bon ; mais comment pouvons-nous le garder, puisqu'il n'est pas à nous ? Il faudra le ramener à son maître.
    Jacques :—Il n'a pas de maître, grand'mère.
    —Bien sûr il n'a pas de maître, grand'mère, reprit Jeanne, qui répétait tout ce que disait son frère.
    La grand'mère :—Comment, pas de maître, c'est impossible.
    Jacques :—Si, grand'mère, c'est très vrai, la mère Tranchet me l'a dit.
    La grand'mère :—Alors, comment a-t-il gagné le prix de la course pour elle ? Puisqu'elle l'a pris pour courir, c'est qu'elle l'a emprunté à quelqu'un.
    Jacques :—Non, grand'mère, il est venu tout seul ; il a voulu courir avec les autres.

    La mère Tranchet a payé pour prendre ce qu'il gagnerait, mais il n'a pas de maître : c'est CADICHON, l'âne de la pauvre Pauline qui est morte, ses parents l'ont chassé, et il a vécu tout l'hiver dans la forêt.
    La grand'mère :—Cadichon ! le fameux Cadichon qui a sauvé de l'incendie sa petite maîtresse ? Ah ! je suis bien aise de le connaître ; c'est vraiment un âne extraordinaire et admirable !
    Et, tournant tout autour de moi, elle me regarda longtemps. J'étais fier de voir ma réputation si bien établie ; je me rengorgeais, j'ouvrais les narines, je secouais ma crinière.
    —Comme il est maigre ! Pauvre bête ! Il n'a pas été récompensé de son dévouement, dit la grand'mère d'un air sérieux et d'un ton de reproche. Gardons-le mon enfant, gardons-le puisqu'il a été abandonné, chassé par ceux qui auraient dû le soigner et l'aimer. Appelle Bouland ; je le ferai mettre à l'écurie avec une bonne litière.
    Jacques, enchanté, courut chercher Bouland, qui arriva tout de suite.
    La grand'mère :—Bouland, voici un âne que les enfants ont ramené ; mettez-le à l'écurie et donnez-lui à boire et à manger.
    Bouland :—Faudra-t-il le remettre à son maître ensuite ?
    La grand'mère :—Non ; il n'a pas de maître. Il paraît que c'est le fameux Cadichon, qui a été chassé après la mort de sa petite maîtresse ; il est venu au village, et mes petits-enfants l'ont trouvé abandonné dans le pré. Ils l'ont ramené, et nous le garderons.
    Bouland :—Et madame fait bien de le garder. Il n'y a pas son pareil dans tout le pays.

    On m'a raconté de lui des choses vraiment étonnantes ; on dirait qu'il entend et qu'il comprend tout ce qui se dit. Madame va voir... Viens, mon Cadichon, viens manger ton picotin d'avoine.
    Je me retournai aussitôt, et je suivis Bouland qui s'en allait.
    —C'est étonnant, dit la grand'mère, il a vraiment compris.
    Elle rentra à la maison ; Jacques et Jeanne voulurent m'accompagner à l'écurie. On me plaça dans une stalle ; j'avais pour compagnons deux chevaux et un âne. Bouland, aidé de Jacques, me fit une belle litière ; il alla me chercher une mesure d'avoine.
    —Encore, encore, Bouland, je vous en prie, dit Jacques ; il lui en faut beaucoup, il a tant couru !
    Bouland :—Mais, monsieur Jacques, si vous lui donnez trop d'avoine, vous le rendrez trop vif ; vous ne pourrez pas le monter, ni Mlle Jeanne non plus.

    Jacques :—Oh ! il est si bon ! nous pourrons le monter tout de même.
    On me donna une énorme mesure d'avoine, et l'on mit près de moi un seau plein d'eau. J'avais soif, je commençai par boire la moitié du seau ; puis je croquai mon avoine, en me réjouissant d'avoir été emmené par ce bon petit Jacques. Je fis encore quelques réflexions sur l'ingratitude de la mère Tranchet ; je mangeai ma botte de foin, je m'étendis sur ma paille ; je me trouvai couché comme un roi et je m'endormis.

     

    100_0544.jpg


    2 commentaires
  • IX - LA COURSE D'ÂNES

     

    Je vivais misérablement à cause de la saison ; j'avais choisi pour demeurer une forêt, où je trouvais à peine ce qu'il fallait pour m'empêcher de mourir de faim et de soif. Quand le froid faisait geler les ruisseaux, je mangeais de la neige ; pour toute nourriture je broutais des chardons et je couchais sous les sapins. Je comparais ma triste existence avec celle que j'avais menée chez mon maître Georget et même chez le fermier auquel on m'avait vendu ; j'y avais été heureux tant que je ne m'étais pas laissé aller à la paresse, à la méchanceté, à la vengeance ; mais je n'avais aucun moyen de sortir de cet état misérable, car je voulais rester libre et maître de mes actions. J'allais quelquefois aux environs d'un village situé près de la forêt, pour savoir ce que se passait dans le monde. Un jour, c'était au printemps, le beau temps était revenu, je fus surpris de voir un mouvement extraordinaire ; le village avait pris un air de fête ; on marchait par bandes ; chacun avait ses beaux habits des dimanches, et, ce qui m'étonna plus encore, tous les ânes du pays y étaient rassemblés. Chaque âne avait un maître que le tenait par la bride ; ils étaient tous peignés, brossés ; plusieurs avaient des fleurs sur la tête, autour du cou, et aucun n'avait ni bât ni selle.

     

    Fête de l'âne


    «C'est singulier ! pensai-je. Il n'y a pourtant pas de foire aujourd'hui. Que peuvent faire ici tous mes camarades, nettoyés, pomponnés ? Et comme ils sont dodus ! On les a bien nourris cet hiver.»
    En achevant ces mots, je me regardai ; je vis mon dos, mon ventre, ma croupe, maigres, mal peignés, les poils hérissés, mais je me sentais fort et vigoureux.
    «J'aime mieux, pensai-je, être laid, mais leste et bien portant ; mes camarades, que je vois si beaux, si gras, si bien soignés, ne supporteraient pas les fatigues et les privations que j'ai endurées tout l'hiver.»

    Je m'approchai pour savoir ce que voulait dire cette réunion d'ânes, lorsqu'un des jeunes garçons qui les tenaient m'aperçut et se mit à rire.
    —Tiens ! s'écria-t-il ; voyez donc, camarades, le bel âne qui nous arrive. Est-il bien peigné !
    —Et bien soigné, et bien nourri ! s'écria un autre. Vient-il pour la course ?
    —Ah ! s'il y tient, faudra le laisser courir, dit un troisième ; il n'y a pas de danger qu'il gagne le prix.
    Un rire général accueillit ces paroles. J'étais contrarié, mécontent des plaisanteries bêtes de ces garçons, pourtant j'appris qu'il s'agissait d'une course. Mais quand, comment devait-elle se faire ? C'est ce que je voulais savoir, et je continuai à écouter et à faire semblant de ne rien comprendre de ce qu'ils disaient.
    —Va-t-on bientôt partir ? demanda un des jeunes gens.
    —Je n'en sais rien, on attend le maire.
    —Où allez-vous faire courir vos ânes ? dit une bonne femme qui arrivait.
    Jeannot :—Dans la grande prairie du moulin, mère Tranchet.
    Mère Tranchet :—Combien êtes-vous d'ânes ici présents ?
    Jeannot :—Nous sommes seize sans vous compter, mère Tranchet.
    Un nouveau rire accueillit cette plaisanterie.
    Mère Tranchet : riant.—Tiens, t'es un malin, toi. Et que doit gagner le premier arrivé ?
    Jeannot :—D'abord l'honneur, et puis une montre d'argent.
    Mère Tranchet :—Je serais bien aise d'être une bourrique pour gagner la montre ; je n'ai jamais eu de quoi en avoir une.
    Jeannot :—Ah bien ! si vous aviez amené un bourri, vous auriez couru la chance.

    Et tous de rire de plus belle.
    Mère Tranchet :—Où veux-tu que je prenne un bourri ? Est-ce que j'ai jamais eu de quoi en nourrir et de quoi en payer un ?
    Cette bonne femme me plaisait ; elle avait l'air bonne et gaie : j'eus l'idée de lui faire gagner la montre. J'étais bien habitué à courir ; tous les jours dans la forêt je faisais de longues courses pour me réchauffer, et j'avais eu jadis la réputation de courir aussi vite et aussi longtemps qu'un cheval.
    «Voyons, me dis-je, essayons ; si je perds, je n'y perdrai rien ; si je gagne, je ferai gagner une montre à la mère Tranchet, qui en a bonne envie.»
    Je partis au petit trot, et j'allai me placer à côté du dernier âne ; je pris un air et je me mis à braire avec vigueur.
    —Holà, holà ! l'ami, s'écria André, vas-tu finir ta musique ? Décampe, bourri, tu n'as pas de maître, tu es trop mal peigné, tu ne peux pas courir.
    Je me tus, mais je ne bougeai pas de ma place. Les uns riaient, les autres se fâchaient ; on commençait à se quereller lorsque la mère Tranchet s'écria :
    —S'il n'a pas de maître, il va avoir une maîtresse ; je le reconnais maintenant. C'est Cadichon, l'âne de c'te pauvre mam'selle Pauline ; ils l'ont chassé quand la petite ne s'est plus trouvée là pour le protéger, et je crois bien qu'il a vécu tout l'hiver dans la forêt, car personne ne l'a revu depuis. Je le prends donc aujourd'hui à mon service ; il va courir pour moi.
    —Tiens, c'est Cadichon ! s'écria-t-on de tous côtés, j'en ai entendu parler de ce fameux Cadichon.
    Jeannot :—Mais, si vous faites courir pour vous, mère Tranchet, il faut tout de même déposer dans le sac du maire une pièce blanche de cinquante centimes.

    Mère Tranchet :—Qu'à cela ne tienne, mes enfants. Voici ma pièce, ajouta-t-elle en dénouant un coin de son mouchoir ; mais ... faut pas m'en demander d'autres, car je n'en ai pas beaucoup.
    Jeannot :—Ah bien ! si vous gagnez, vous n'en manquerez pas, car tout le village a mis au sac : il y a plus de cent francs.
    J'approchai de la mère Tranchet, et je fis une pirouette, un saut, une ruade d'un air si délibéré que les jeunes garçons commencèrent à craindre de me voir gagner le prix.
    —Ecoute, Jeannot, dit André tout bas, tu as eu tort de laisser la mère Tranchet mettre au sac. La voilà maintenant qui a le droit de faire courir Cadichon, et il m'a l'air alerte et disposé à nous souffler la montre et l'argent.
    Jeannot :—Ah bah ! que t'es nigaud ! Tu ne vois donc pas la figure qu'il a, ce pauvre Cadichon ! Il va nous faire rire ; il n'ira pas loin, va.
    André :—Je n'en sais rien. Si je lui présentais de l'avoine pour le faire partir ?
    Jeannot :—Et les dix sous de la mère Tranchet, donc ?
    André :—Et bien, l'âne parti, on les lui rendrait.
    Jeannot :—Au fait, Cadichon n'est pas plus à elle qu'à moi ou à toi. Va chercher un picotin, et tâche de le faire partir sans que la mère Tranchet s'en aperçoive.
    J'avais tout entendu et tout compris ; aussi, quand André revint avec un picotin d'avoine dans son tablier, au lieu d'aller à lui, je me rapprochai de la mère Tranchet, qui causait avec des amis. André me suivit ; Jeannot me prit par les oreilles et me fit tourner la tête, croyant que je ne voyais pas l'avoine.

    Je ne bougeai pas davantage malgré l'envie que j'avais d'y goûter. Jeannot commença à me tirer, André à me pousser, et moi je mis à braire de ma plus belle voix. La mère Tranchet se retourna et vit la manoeuvre d'André et de Jeannot.
    —Ce n'est pas bien ce que vous faites là, mes garçons. Puisque vous m'avez fait mettre ma pauvre pièce blanche au sac de course, faut pas m'enlever Cadichon. Vous avez peur de lui, à ce qu'il me semble.
    André :—Peur ! d'un sale bourri comme ça ? Ah ! pour ça non, nous n'avons pas peur.
    Mère Tranchet :—Et pourquoi que vous le tiriez pour l'emmener ?
    André :—C'était pour lui donner un picotin.
    Mère Tranchet : d'un air moqueur.—C'est différent ! c'est gentil, ça. Versez-lui ça par terre, qu'il mange à son aise. Et moi qui croyais que vous vouliez lui donner un picotin de malice ! Voyez pourtant comme on se trompe.
    André et Jeannot étaient honteux et mécontents, mais ils n'osaient pas le faire voir. Leurs camarades riaient de les voir attrapés ; la mère Tranchet se frottait les mains, et moi j'étais enchanté. Je mangeais mon avoine avec avidité, je sentais que je prenais des forces en la mangeant ; j'étais content de la mère Tranchet, et, quand j'eus tout avalé, je devins impatient de partir. Enfin il se fit un grand tumulte ; le maire venait donner l'ordre de placer les ânes. On les rangea tous en ligne ; je me mis modestement le dernier. Quand je parus seul, chacun demanda qui j'étais, à qui j'appartenais.
    —A personne, dit André.
    —A moi ! cria la mère Tranchet.
    Le maire :—Il fallait mettre au sac de course, mère Tranchet.
    Mère Tranchet :—J'y ai mis, monsieur le maire.
    —Bon, inscrivez la mère Tranchet, dit le maire.

    —C'est déjà fait, monsieur le maire, répondit le greffier.
    —C'est bien, reprit le maire. Tout est-il prêt ? Un, deux, trois ! Partez !
    Les garçons qui tenaient les ânes lâchèrent chacun le sien en lui donnant un grand coup de fouet. Tous partirent. Bien que personne ne m'eût retenu, j'attendis honnêtement mon tour pour me mettre à courir. Tous avaient donc un peu d'avance sur moi. Mais ils n'avaient pas fait cent pas que je les avais rattrapés. Me voici à la tête de la bande, les devançant sans me donner beaucoup de mal. Les garçons criaient, faisaient claquer leurs fouets pour exciter leurs ânes. Je me retournais de temps en temps pour voir leurs mines effarées, pour contempler mon triomphe et pour rire de leurs efforts. Mes camarades, furieux d'être distancés par moi, pauvre inconnu à mine piteuse, redoublèrent d'efforts pour me joindre, me devancer et se barrer le passage les uns aux autres ; j'entendais derrière moi des cris sauvages, des ruades, des coups de dents ; deux fois je fus atteint, presque dépassé par l'âne de Jeannot. J'aurais dû me servir des mêmes moyens qu'il avait employés pour devancer mes camarades, mais je dédaignais ces indignes manoeuvres ; je vis pourtant qu'il me fallait ne rien négliger pour ne pas être battu. D'un élan vigoureux, je dépassai mon rival ; au moment même il me saisit par la queue ; la douleur manqua me faire tomber, mais l'honneur de vaincre me donna le courage de m'arracher à sa dent, en y laissant un morceau de ma queue. Le désir de la vengeance me donna des ailes. Je courus avec une telle vitesse, que j'arrivai au but non seulement le premier, mais laissant au loin derrière moi tous mes rivaux.

     

    0880.jpg

     

    J'étais haletant, épuisé, mais heureux et triomphant. J'écoutais avec bonheur les applaudissements des milliers de spectateurs qui bordaient la prairie. Je pris un air vainqueur et je revins fièrement au pas jusqu'à la tribune du maire, qui devait donner le prix. La bonne femme Tranchet s'avança vers moi, me caressa et me promit une bonne mesure d'avoine. Elle tendait la main pour recevoir la montre et le sac d'argent que le maire allait lui remettre, lorsque André et Jeannot accoururent en criant :
    —Arrêtez, monsieur le maire, arrêtez ; ce n'est pas juste, ça. Personne ne connaît cet âne ; il n'appartient pas plus à la mère Tranchet qu'au premier venu ; cet âne ne compte pas, c'est le mien qui est arrivé le premier avec celui de Jeannot ; la montre et le sac doivent être pour nous.
    —Est-ce que la mère Tranchet n'a pas mis sa pièce au sac de course ?
    —Si fait, monsieur le maire, mais...
    —Quelqu'un s'y est-il opposé quand elle y a mis ?
    —Non, monsieur le maire, mais...
    —Est-ce qu'au moment du départ vous vous y êtes opposés ?
    —Non, monsieur le maire, mais...
    —L'âne de la mère Tranchet a donc bien réellement gagné montre et sac.
    —Monsieur le maire, rassemblez le conseil municipal pour juger la question ; vous n'avez pas le droit tout seul.
    Le maire parut indécis ; quand je vis qu'il hésitait, je saisis d'un mouvement brusque la montre et le sac avec mes dents et je les déposai dans les mains de la mère Tranchet, qui, inquiète, tremblante, attendait la décision du maire.
    Cette action intelligente mit les rieurs de notre côté et me valut des tonnerres d'applaudissements.

    —Voilà la question tranchée par le vainqueur en faveur de la mère Tranchet, dit le maire en riant. Messieurs du conseil municipal, allons délibérer à table si j'étais dans mon droit en laissant faire justice par un âne. Mes amis, ajouta-t-il malicieusement en regardant André et Jeannot, je crois que le plus âne de nous n'est pas celui de la mère Tranchet.
    —Bravo ! bravo ! monsieur le maire, cria-t-on de tous côtés.
    Et tout le monde de rire, excepté André et Jeannot, qui s'en allèrent en me montrant le poing.
    Et moi donc, étais-je content ? Non, mon orgueil se révoltait ; je trouvai que le maire avait été insolent à mon égard en croyant injurier mes ennemis quand il les avait qualifiés d'ânes. C'était ingrat, c'était lâche. J'avais eu du courage, de la modération, de la patience, de l'esprit ; et voilà quelle était ma récompense ! Après m'avoir insulté, on m'abandonnait. La mère Tranchet même, dans sa joie d'avoir une montre et cent trente-cinq francs, oubliait son bienfaiteur, ne pensait plus à sa promesse de me régaler d'une bonne mesure d'avoine, et partait avec la foule sans me donner la récompense que j'avais si bien gagnée.


    2 commentaires
  • VIII - L'INCENDIE

     

    Un soir que je commençais à m'endormir, je fus réveillé par des cris : Au feu ! Inquiet, effrayé, je cherchai à me débarrasser de la courroie qui me retenait ; mais, j'eus beau tirer, me rouler à terre, la maudite courroie ne cassait pas. J'eus enfin l'heureuse idée de la couper avec mes dents : j'y parvins après quelques efforts. La lueur de l'incendie éclairait ma pauvre écurie ; les cris, le bruit augmentaient ; j'entendais les lamentations des domestiques, le craquement des murs, des planchers qui s'écroulaient, le ronflement des flammes ; la fumée pénétrait déjà dans mon écurie, et personne ne songeait à moi ; personne n'avait la charitable pensée d'ouvrir seulement ma porte pour me faire échapper. Les flammes augmentaient de violence ; je sentais une chaleur incommode qui commençait à me suffoquer.
    «C'est fini, me dis-je, je suis condamné à brûler vif ; quelle mort affreuse ! Oh ! Pauline ! ma chère maîtresse ! vous avez oublié votre pauvre Cadichon.»

     

    a


    A peine avais-je, non pas prononcé, mais pensé ces paroles, que ma porte s'ouvrit avec violence, et j'entendis la voix terrifiée de Pauline qui m'appelait. Heureux d'être sauvé, je m'élançai vers elle et nous allions passer la porte, lorsqu'un craquement épouvantable nous fit reculer. Un bâtiment en face de mon écurie s'était écroulé ; ses débris bouchaient tout passage : ma pauvre maîtresse devait périr pour avoir voulu me délivrer. La fumée, la poussière de l'éboulement et la chaleur nous suffoquaient. Pauline se laissa tomber près de moi. Je pris subitement un parti dangereux, mais qui seul pouvait nous sauver. Je saisis avec mes dents la robe de ma petite maîtresse presque évanouie, et je m'élançai à travers les poutres enflammées qui couvraient la terre.

    J'eus le bonheur de tout traverser sans que sa robe prît feu ; je m'arrêtai pour voir de quel côté je devais me diriger, tout brûlait autour de nous. Désespéré, découragé, j'allais poser à terre Pauline complètement évanouie, lorsque j'aperçus une cave ouverte ; je m'y précipitai, sachant bien que nous serions en sûreté dans les caves voûtées du château. Je déposai Pauline près d'un baquet plein d'eau afin qu'elle pût s'en mouiller le front et les tempes en revenant à elle, ce qui ne tarda pas à arriver. Quand elle se vit sauvée et à l'abri de tout danger, elle se jeta à genoux, et fit une prière touchante pour remercier Dieu de l'avoir préservée d'un si terrible danger. Ensuite elle me remercia avec une tendresse et une reconnaissance qui m'attendrirent. Elle but quelques gorgées de l'eau du baquet et écouta. Le feu continuait ses ravages, tout brûlait ; on entendait encore quelques cris, mais vaguement, et sans pouvoir reconnaître les voix.
    «Pauvre maman et pauvre papa ! dit Pauline, ils doivent croire que j'ai péri en leur désobéissant, en allant à la recherche de Cadichon. Maintenant il faut attendre que le feu soit éteint. Nous passerons sans doute la nuit dans la cave. Bon Cadichon, ajouta-t-elle, c'est grâce à toi que je vis.»
    Elle ne parla plus ; elle s'était assise sur une caisse renversée, et je vis qu'elle dormait. Sa tête était appuyée sur un tonneau vide. Je me sentais fatigué, et j'avais soif. Je bus l'eau du baquet ; je m'étendis près de la porte, et je ne tardai pas à m'endormir de mon côté.
    Je me réveillai au petit jour. Pauline dormait encore. Je me levai doucement ; j'allai à la porte, que j'entr'ouvris ; tout était brûlé et tout était éteint ; on pouvait facilement enjamber les décombres et arriver en dehors de la cour du château.

    Je fis un léger hi ! han ! pour éveiller ma maîtresse. En effet, elle ouvrit les yeux, et, me voyant près de la porte, elle y courut et regarda autour d'elle.
    «Tout brûlé ! dit-elle tristement. Tout perdu ! Je ne verrai plus le château, je serai morte avant qu'il soit rebâti, je le sens ; je suis faible et malade, très malade, quoi qu'en dise maman...
    «Viens, mon Cadichon, continua-t-elle après être restée quelques instants pensive et immobile ; viens, sortons maintenant ; il faut que je trouve maman et papa pour les rassurer. Ils me croient morte !»
    Elle franchit légèrement les pierres tombées, les murs écroulés, les poutres encore fumantes. Je la suivais ; nous arrivâmes bientôt sur l'herbe ; là elle monta sur mon dos, et je me dirigeai vers le village. Nous ne tardâmes pas à trouver la maison où s'étaient réfugiés les parents de Pauline ; croyant leur fille perdue, ils étaient dans un grand chagrin.
    Quand ils l'aperçurent, ils poussèrent un cri de joie et s'élancèrent vers elle. Elle leur raconta avec quelle intelligence et quel courage je l'avais sauvée.
    Au lieu de courir à moi, me remercier, me caresser, la mère me regarda d'un oeil indifférent ; le père ne me regarda pas du tout.

     

    oeil.JPG


    —C'est grâce à lui que tu as manqué de périr, ma pauvre enfant, dit la mère. Si tu n'avais pas eu la folle pensée d'aller ouvrir son écurie et le détacher, nous n'aurions pas passé une nuit de désolation, ton père et moi.
    —Mais, reprit vivement Pauline, c'est lui qui m'a...
    —Tais-toi, tais-toi, dit la mère en l'interrompant ; ne me parle plus de cet animal que je déteste, et qui a manqué causer ta mort.
    Pauline soupira, me regarda avec douleur et se tut.

    Depuis ce jour, je ne l'ai plus revue. La frayeur que lui avait causée l'incendie, la fatigue d'une nuit passée sans se coucher, et surtout le froid de la cave, augmentèrent le mal qui la faisait souffrir depuis longtemps. La fièvre la prit dans la journée et ne la quitta plus. On la mit dans un lit dont elle ne devait pas se relever. Le refroidissement de la nuit précédente acheva ce que la tristesse et l'ennui avaient commencé ; sa poitrine, déjà malade, s'engagea tout à fait ; elle mourut au bout d'un mois ne regrettant pas la vie, ne craignant pas la mort. Elle parlait souvent de moi, et m'appelait dans son délire. Personne ne s'occupa de moi ; je mangeais ce que je trouvais, je couchais dehors malgré le froid et la pluie. Quand je vis sortir de la maison le cercueil qui emportait le corps de ma pauvre petite maîtresse, je fus saisi de douleur, je quittai le pays et je n'y suis jamais revenu depuis.


    2 commentaires
  • VII - LE MÉDAILLON

     

    J'avais été acheté par un monsieur et une dame qui avaient une fille de douze ans toujours souffrante, et qui s'ennuyait. Elle vivait à la campagne et seule, car elle n'avait pas d'amies de son âge. Son père ne s'occupait pas d'elle ; sa maman l'aimait assez, mais elle ne pouvait souffrir de lui voir aimer personne, pas même des bêtes. Pourtant, comme le médecin avait ordonné de la distraction, elle pensa que des promenades à âne l'amuseraient suffisamment. Ma petite maîtresse s'appelait Pauline ; elle était triste et souvent malade ; très douce, très bonne et très jolie. Tous les jours elle me montait ; je la menais promener dans les jolis chemins et les jolis petits bois que je connaissais. Dans le commencement, un domestique ou une femme de chambre l'accompagnait ; mais quand on vit combien j'étais doux, bon et soigneux pour ma petite maîtresse, on la laissa aller seule. Elle m'appela Cadichon : ce nom m'est resté.
    «Va te promener avec Cadichon, lui disait son père : avec un âne comme celui-là, il n'y a pas de danger ; il a autant d'esprit qu'on homme, et il saura toujours te ramener à la maison.»

     

    Balade en âne

     

    Nous sortions donc ensemble. Quand elle était fatiguée de marcher, je me rangeais contre une butte de terre, ou bien descendais dans un petit fossé pour qu'elle pût monter facilement sur mon dos. Je la menais près des noisetiers chargés de noisettes ; je m'arrêtais pour la laisser en cueillir à son aise. Ma petite maîtresse m'aimait beaucoup ; elle me soignait, me caressait. Quand il faisait mauvais et que nous ne pouvions pas sortir, elle venait me voir dans mon écurie ; elle m'apportait du pain, de l'herbe fraîche, des feuilles de salade, des carottes ; elle me parlait, croyant que je ne la comprenais pas ; elle me contait ses petis chagrins, quelquefois elle pleurait.

    «Oh ! mon pauvre Cadichon, disait-elle ; tu es un âne, et tu ne peux me comprendre ; et pourtant tu es mon seul ami ; car à toi seul je puis dire tout ce que je pense. Maman m'aime, mais elle est jalouse ; elle veut que je n'aime qu'elle ; je ne connais personne de mon âge, et je m'ennuie.»
    Et Pauline pleurait et me caressait. Je l'aimais aussi, et je la plaignais, cette pauvre petite. Quand elle était près de moi, j'avais soin de ne pas bouger, de peur de la blesser avec mes pieds.
    Un jour, je vis Pauline accourir vers moi toute joyeuse.
    «Cadichon, Cadichon, s'écria-t-elle, maman m'a donné un médaillon de ses cheveux ; je veux y ajouter des tiens, car tu es aussi mon ami ; je t'aime, et j'aurai ainsi les cheveux de ceux que j'aime le plus au monde.»
    En effet, Pauline coupa du poil à ma crinière, ouvrit son médaillon, et les mêla avec les cheveux de sa maman.
    J'étais heureux de voir combien Pauline m'aimait ; j'étais fier de voir mes poils dans un médaillon, mais je dois avouer qu'ils ne faisaient pas un joli effet ; gris, durs, épais, ils faisaient paraître les cheveux de la maman rudes et affreux. Pauline ne le voyait pas ; elle tournait dans tous les sens et admirait son médaillon, lorsque la maman entra.
    —Qu'est-ce que tu regardes là ? lui dit-elle.
    —C'est mon médaillon, maman, répondit Pauline en le cachant à moitié.
    La maman :—Pourquoi l'as-tu apporté ici.
    Pauline :—Pour le faire voir à Cadichon.
    La maman :—Quelle sottise ! En vérité, Pauline, tu perds la tête avec ton Cadichon ! Comme s'il pouvait comprendre ce que c'est qu'un médaillon de cheveux.
    Pauline :—Je vous assure, maman, qu'il comprend très bien ; il m'a léché la main quand ... quand ...

    Pauline rougit et se tut.
    La maman :—Eh bien ! pourquoi n'achèves-tu pas ? A quel propos Cadichon t'a-t-il léché la main ?
    Pauline : embarrassée.—Maman, j'aime mieux ne pas vous le dire ; j'ai peur que vous ne me grondiez.
    La maman : avec vivacité.—Qu'est-ce donc ? Voyons ; parle. Quelle bêtise as-tu faite encore ?
    Pauline :—Ce n'est pas une bêtise, maman, au contraire.
    La maman :—Alors, de quoi as-tu peur ? Je parie que tu as donné à Cadichon de l'avoine à le rendre malade.
    Pauline :—Non, je ne lui ai rien donné, au contraire.
    La maman :—Comment, au contraire ! Ecoute, Pauline, tu m'impatientes ; je veux que tu me dises ce que tu as fait, et pourquoi tu m'as quittée depuis près d'une heure.
    En effet, l'arrangement de mes poils avait été très long ; il avait fallu enlever le papier collé derrière le médaillon, ôter le verre, placer les poils et recoller le tout.
    Pauline hésita encore un instant ; puis elle dit bien bas et en hésitant bien fort :
    —J'ai coupé des poils de Cadichon pour...
    La maman : avec impatience.—Pour ? Eh bien ! achève donc ! Pour quoi faire ?
    Pauline : très bas.—Pour mettre dans le médaillon.
    La maman : avec colère.—Dans quel médaillon ?
    Pauline :—Dans celui que vous m'avez donné.
    La maman : de même.—Celui que je t'ai donné avec mes cheveux ! Et qu'as-tu fait de mes cheveux ?
    —Ils y sont toujours ; les voilà, répondit la pauvre Pauline en présentant le médaillon.

    —Mes cheveux mêlés avec les poils de l'âne ! s'écria la maman avec emportement. Ah ! c'est trop fort ! Vous ne méritez pas, mademoiselle, le présent que je vous ai fait. Me mettre au rang d'un âne ! Témoigner à un âne la même tendresse qu'à moi !
    Et, arrachant le médaillon des mains de la malheureuse Pauline stupéfaite, elle le lança à terre, piétina dessus et le brisa en mille morceaux. Puis, sans regarder sa fille, elle sortit de l'écurie en fermant la porte avec violence.
    Pauline, surprise, effrayée de cette colère subite, resta un moment immobile. Elle ne tarda pas à éclater en sanglots, et, se jetant à mon cou, elle me dit :
    «Cadichon, Cadichon, tu vois comme on me traite ! On ne veut pas que je t'aime, mais je t'aimerai malgré eux et plus qu'eux, parce que toi tu es bon, tu ne me grondes jamais ; tu ne me causes jamais aucun chagrin, et tu cherches à m'amuser dans nos promenades. Hélas ! Cadichon, quel malheur que tu ne puisses ni me comprendre ni me parler ! Que de choses je te dirais !»
    Pauline se tut : et elle se jeta par terre et continua à pleurer doucement. J'étais touché et attristé de son chagrin, mais je ne pouvais la consoler ni même lui faire savoir que je la comprenais. J'éprouvais une colère furieuse contre cette mère qui, par bêtise ou par excès de tendresse pour sa fille, la rendait malheureuse. Si j'avais pu, je lui aurais fait comprendre le chagrin qu'elle causait à Pauline, le mal qu'elle faisait à cette santé si délicate, mais je ne pouvais parler, et je regardais avec tristesse couler les larmes de Pauline. Un quart d'heure à peine s'était écoulé depuis le départ de la maman, lorsqu'une femme de chambre ouvrit la porte, appela Pauline, et lui dit :
    —Mademoiselle, votre maman vous demande, elle ne veut pas que vous restiez à l'écurie de Cadichon, ni même que vous y entriez.

    —Cadichon, mon pauvre Cadichon ! s'écria Pauline, on ne veut donc plus que je le voie !
    —Si fait, mademoiselle, mais seulement quand vous irez en promenade ; votre maman dit que votre place est au salon et pas à l'écurie.
    Pauline ne répliqua pas, elle savait que sa maman voulait être obéie ; elle m'embrassa une dernière fois ; je sentis couler ses larmes sur mon cou. Elle sortit et ne rentra plus. Depuis ce temps, Pauline devint plus triste et plus souffrante ; elle toussait ; je la voyais pâlir et maigrir. Le mauvais temps rendait nos promenades plus rares et moins longues. Quand on m'amenait devant le perron du château, Pauline montait sur mon dos sans me parler ; mais, quand nous étions hors de vue, elle sautait à terre, me caressait, et me racontait ses chagrins de tous les jours pour soulager son coeur, et pensant que je ne pouvais la comprendre. C'est ainsi que j'appris que sa maman était restée de mauvaise humeur et maussade depuis l'aventure du médaillon ; que Pauline s'ennuyait et s'attristait plus que jamais, et que la maladie dont elle souffrait devenait tous les jours plus grave.

     

    DSCF3351


    2 commentaires


    Suivre le flux RSS des articles de cette rubrique
    Suivre le flux RSS des commentaires de cette rubrique