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La fée de l'Albarine ( fin )
Mais quand arriva Jean Guerne et sa barque, la lutte devint terrible. C’est ce que comprenaient nombre de gens du pays que, par malheur, Jean soupçonnait de radoter un peu, et d’ailleurs, il ne voyait aucune menace sur les eaux, que sa barque franchissait tous les jours, sans encombre.
Or, une nuit d’hiver qu’il gelait à pierre fendre, tant que corbeaux, canards et oies sauvages avaient fui, Jean Guerne, sa journée achevée, jouissait d’un repos bien gagné et ronflait auprès de sa femme.
Soudain, dans le silence rendu plus profond par la neige qui recouvrait la terre, une voix appela:
- Jean Guerne, disait-elle, je voudrais passer l’Albarine.
Jean dormait d’un sommeil de plomb et ne bougea point.
La voix se fit entendre à nouveau, plus impérieuse, et cette fois, réveilla le passeur.
- Le Diable t’emporte, murmura-t-il. Si tu crois que je vais descendre sur la berge par un temps pareil, tu te trompes. Je suis au chaud et j’y reste.
- Faut-il aller chez toi te faire lever de force ? reprit la voix. Tu t’en repentiras, mon bonhomme. Ta mule tousse. Veux-tu que son mal s’aggrave ?
Jean, éberlué, frissonna.
" Ma mule ? songea-t-il. C’est vrai qu’elle tousse, mais elle n’est pas sortie. Alors, qui peut le savoir ? "
Cette voix n’était pas d’ici. Elle n’avait pas l’accent traînant du pays.
- Attends-moi, disait-elle. Je vais te parler et ce sera tôt fait.
Effrayé, Jean Guerne sauta hors du lit et courut à la fenêtre.
- Une seconde et je sors ! cria-t-il.
- Dépêche-toi, reprit la voix vers la rivière.
Je vous l’ai dit, Jean Guerne était fort, grand et bâti en athlète; il ne craignait personne et eût tenu tête à un gendarme. Mais cette voix de femme, presque brutale et qui vibrait étrangement, ne lui disait rien qui vaille, ne lui rappelait aucune autre voix. Il fit la grimace, ne pouvant surmonter son trouble.
Sa femme, qui avait allumé la chandelle, le regardait.
- M’est avis qu’il serait préférable que je t’accompagne, dit-elle.
- Pourquoi ça ?
- Il y a un loup qui rôde par là ...
- Sois sans inquiétude : suis-je un enfant ? Fais-moi chauffer du vin pour mon retour, j’aurai sans doute besoin d’un réconfort.
Et, prenant d’une main un long et solide bâton, et de l’autre sa gaffe, il appela son chien, qui refusa de sortir. Jean songea au loup dont avait parlé sa femme. Il fit un nouvel appel, mais même spous la caresse de son maître, le chien s’enfuit, épouvanté.
" Je ne l’ai jamais vu dans cet état, se dit Jean. Pourquoi a-t-il si peur ? "
Cependant, il agitait hardiment sa gaffe, traversa sans encombre son jardin, son verger, qui allait jusqu’à la rivière, mais arrivé près de sa barque, il vit, au clair de lune, une jeune femme grande et fière, mince et flexible comme un bouleau, les cheveux flottant sur les épaules et vêtue fort légèrement d’une robe blanche, sans qu’elle parût s’apercevoir du froid intense.
- Me voilà ! dit Jean, un peu essoufflé.
- Eh ! bien, maintenant, hâte-toi de défaire la chaîne qui retient la barque, je suis pressée.
Chose incroyable, la rivière avait grossi pendant la nuit et ses flots troublés avaient quelque chose de sinistre et de menaçant.
- Je suis désolé, mais la rivière est trop haute, dit Jean Guerne, qui avait pâli à la vue de cette apparition et de cette crue subite et inexplicable.
- Je ne te demande pas un service pour rien; je suis attendue et je ne puis rester ici plus longtemps. Voici trois écus pour ta peine. Marche et promptement.
- Vous voyez bien que la chose est impossible ... pourtant ...
En recevant dans sa main trois écus - une somme importante pour quelques minutes de travail -, Jean Guerne hésitait. Il songeait déjà aux douceurs qu’il pourrait se procurer pour lui et sa femme avec cet argent ...
- Eh ! bien ... tu as dit : pourtant ...
- Pourtant, j’accepte.
La dame s’élança alors dans la barque et s’assit tranquillement, comme si elle n’eût couru aucun danger.
Jean guerne mit les trois écus dans son gilet, ouvrit le cadenas, défit la chaîne, tendit la corde, appuya sa gaffe sur le gravier et se jeta dans le courant.
Mais à peine avait-il avancé de quelques mètres que la barque sembla vouloir s’enfoncer dans la rivière. Pourtant, c’était une barque neuve et assez solide pour passer de lourds chariots. Or, il fallait se rendre à l’évidence : elle n’obéissait pas à la gaffe, et l’eau bouillonnante menaçait de passer par-dessus le bordage. Jean Guerne, bravement, redoubla d’efforts et, tête baissée, d’un vigoureux coup de gaffe, gagna le rivage. Sautant sur la terre ferme, il entoura un saule d’une amarre supplémentaire pour maintenir son bateau.
- Prenez ma main, dit-il ensuite à la passagère pour l’aider à sortir de la barque.
Mais elle était déjà à côté de lui, les yeux brillant d’insolence.
A cette vue, Jean Guerne perditson sang froid.
- Comment êtes-vous là ? murmura-t-il. Je ne vous ai pas vue vous lever ...
Elle éclata de rire.
- Tu as cru dompter l’Albarine, mais l’Albarine brisera ton bateau, Jean Guerne. Tu ne t’en serviras pas longtemps. Adieu ... Tu peux aller te coucher.
Jean, interloqué, faisait déjà demi-tour, quand la passagère parut se raviser.
- Attends, dit-elle. Si tu veux aller demain au marché de Saint-Rambert, écoute ce conseil : fais relever le fer de ta mule. Maintenant, au revoir. Pense quelquefois à moi ...
Elle riait encore et Jean Guerne était terrifié ...
Qui donc était cette créature qui l’avait appelé dans la nuit ? Comment savait-elle ce qui se passait chez lui ? Et pourquoi prédire que son bateau serait détruit ?
La rivière n’était que tourbillons et vagues. Il rattacha solidement sa barque et revint chez lui plus mort que vif.
Sa femme l’attendait avec du vin chaud. Mais avant de dire quoi que ce soit, Jean porta la main à son gilet : les écus n’y étaient plus. A leur place, trois feuilles de noyer, alors que depuis des mois, les noyers n’avaient plus de feuilles.
Jean se mit à pleurer. Quand il eut conté son aventure à sa femme, elle lui dit :
- C’est la Dame blanche de la rivière, la fée de l’Albarine. Les bonnes gens avaient raison. Mon Dieu, que va-t-il bien nous arriver ?
Car cette fée n’a jamais eu bonne réputation, je vous l’ai dit.
Jean Guerne eut de la fièvre pendant des jours.
L’absence de passeur, l’assurance avec laquelle il déclara que la rivièreavait débordé alors qu’elle était basse, inquiétèrent les habitants de la région. Que signifiait tout cela ? Que Jean Guerne était devenu subitement fou ou bien ...
L’année suivante, une crue terrible fit changer le cours de l’Albarine, qui s’ouvrit un nouveau lit, hors de l’ancien.
En voyant la barque inutile, échouée sur les graviers, la femme de Jean Guerne lui fit cette remarque :
- La Dame blanche l’avait dit ...
Et, à son tour, elle raconta l’histoire à qui voulait l’entendre. Ce fut la fin du mystère.
Beaucoup plus tard, un pont fut édifié à la place de la traille. Qui peut savoir si la fée de l’Albarine s’en contentera toujours ?...
Légende tirée de " Contes et légendes du Lyonnais, de la Bresse et du Bugey " Laurence Camiglieri.
Tags : jean, guerne, barque, femme, fit
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Commentaires
Toutes les fées ne sont pas gentilles contrairement à ce que l'on pourrait penser...
Bonne soirée Nathie
(celle ci est gentille )
J'aime beaucoup les légendes. Etait-elle fée ou sorcière ?
Dans ma commune, la traille a été remplacée par un pont mais chez nous à ce que je sais il n'y a pas de risques de le voir détruit par une fée.Mais sait-on jamais !
Bisous Nathie. A bientôt
très joli conte et belles photos. c'est une belle rivière pourtant, c'est dommage qu'elle héberge une méchante fée.
ce que j'en pense? une très belle histoire, haletante à souhait... dans toute histoire, un petit fond de vérité... qui sait
elle porte un si beau nom; ALBARINE
bises et très belle journée
Certaines fées méritent plutôt le nom de sorcières!!! Un joli conte Nathie!
Gros bisous ma belle!
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Là elle y a été un peu fort quand même, il n'était pas si méchant ce Jean