• XXII - La punition

     

    Je restai seul jusqu'au soir ; personne ne vint me voir. Je m'ennuyais, et je vins dans la soirée me mettre près des domestiques qui prenaient l'air à la porte de l'office et qui causaient.
    —Si j'étais à la place de madame, dit le cuisinier, je me déferais de cet âne.
    La femme de chambre :—Il devient par trop méchant en vérité. Voyez donc le tour qu'il a joué à ce pauvre Auguste ; il aurait pu le tuer ou le noyer tout de même.
    Le valet de chambre :—Et c'est qu'après il avait l'air tout joyeux encore ! il courait, il sautait, il brayait comme s'il avait fait un beau coup.
    Le cocher :—Il le payera, allez ; je lui donnerai une raclée pour son souper...
    Le valet de chambre :—Prends garde ; si madame s'en aperçoit...
    Le cocher :—Et comment madame le saurait-elle ? Crois-tu que je vais lui donner des coups de fouet sous les yeux de madame ? J'attendrai qu'il soit à l'écurie.
    Le valet de chambre :—Tu pourrais bien attendre longtemps ; cet animal qui fait toutes ses volontés, rentre quelquefois si tard.
    Le cocher :—Ah ! mais, s'il m'ennuie trop, je saurai bien le faire rentrer malgré lui, et sans que personne s'en doute.
    La femme de chambre :—Comment vous y prendrez-vous ? Ce maudit âne va braire à sa façon et ameuter toute la maison.
    Le cocher :—Laissez donc ! je lui couperai le sifflet ; on ne l'entendra seulement pas respirer.
    Et tous partirent d'un éclat de rire. Je les trouvais bien méchants ; j'étais en colère ; je cherchai un moyen de me soustraire à la correction qui me menaçait.

    J'aurais voulu me jeter sur eux et les mordre tous, mais je n'osai pas, de peur qu'ils n'allassent encore se plaindre à ma maîtresse, et je sentais vaguement que, fatiguée de mes tours, ma maîtresse pourrait bien me chasser de chez elle. Pendant que je délibérais, la femme de chambre fit remarquer au cocher mes yeux méchants.

     

    La Cabanerie


    Le cocher hocha la tête, se leva, entra dans la cuisine, en ressortit comme pour aller à l'écurie, et, en passant devant moi, me lança au cou un noeud coulant ; je tirai en arrière pour le briser, et il tira en avant pour me faire avancer ; nous tirions chacun de notre côté, mais, plus nous tirions, plus la corde m'étranglait ; dès le premier moment j'avais vainement essayé de braire ; je pouvais à peine respirer, et je cédais forcément à la traction du cocher ; il m'amena ainsi jusqu'à l'écurie, dont la porte fut obligeamment ouverte par les autres domestiques. Une fois entré dans ma stalle, on me passa promptement mon licou, on lâcha la corde qui m'étranglait, et le cocher, ayant soigneusement fermé la porte, se saisit d'un fouet de charretier, et commença à m'en frapper impitoyablement sans que personne prît ma défense. J'eus beau braire, me démener, mes jeunes maîtres ne m'entendirent pas, et le méchant cocher put me faire expier à son aise les méchancetés dont il m'accusait. Il me laissa enfin dans un état de douleur et d'abattement impossible à décrire. C'était la première fois, depuis mon entrée dans cette maison, que j'avais été humilié et battu. Depuis j'ai réfléchi, et j'ai reconnu que je m'étais attiré cette punition.
    Le lendemain il était déjà tard quand on me fit sortir ; j'eus bonne envie de mordre le cocher au visage, mais je fus arrêté, comme la veille, par la crainte d'être chassé.

    Je me dirigeai vers la maison ; je vis les enfants rassemblés devant le perron et causant avec animation.
    —Le voilà, ce méchant Cadichon, dit Pierre en me regardant approcher. Chassons-le, il pourrait bien nous mordre ou nous jouer quelque mauvais tour, comme il a fait l'autre jour à ce malheureux Auguste.
    Camille :—Qu'est-ce que le médecin a dit à papa tout à l'heure ?
    Pierre :—Il a dit qu'Auguste était très malade ; il a la fièvre, le délire...
    Jacques :—Qu'est-ce que le délire ?
    Pierre :—Le délire, c'est quand on a la fièvre si fort qu'on ne sait plus ce qu'on dit ; on ne reconnaît personne, on croit voir un tas de choses qui ne sont pas.
    Louis :—Qu'est-ce que voit donc Auguste ?
    Pierre :—Il croit toujours voir Cadichon qui veut se jeter sur lui, qui le mord, le piétine ; le médecin est très inquiet. Papa et mes oncles y sont allés.
    Madeleine :—Comme c'est vilain à Cadichon d'avoir jeté le pauvre Auguste dans ce trou dégoûtant !
    —Oui, c'est très vilain, monsieur, s'écria Jacques en se retournant vers moi. Allez, vous êtes un méchant ! Je ne vous aime plus.
    —Ni moi, ni moi, ni moi, répétèrent tous les enfants à l'unisson. Va t'en ; nous ne voulons pas de toi.
    J'étais consterné. Tous, jusqu'à mon petit Jacques que j'aimais toujours tendrement, tous me chassaient, me repoussaient.
    Je m'éloignai lentement de quelques pas ; je me retournai et les regardai d'un air si triste, que Jacques en fut touché ; il courut à moi, me prit la tête, et me dit d'une voix caressante :
    —Ecoute, Cadichon, nous ne t'aimons pas à présent ; mais, si tu es bon, je t'assure que nous t'aimerons comme auparavant.

    —Non, non, jamais comme avant ! s'écrièrent tous les enfants. Il est trop mauvais.
    —Vois-tu, Cadichon, voilà ce que c'est que d'être méchant, reprit le petit Jacques en me passant la main sur le cou. Tu vois que personne ne veut t'aimer... Mais... ajouta-t-il en me parlant à l'oreille, je t'aime encore un peu, et si tu n'es plus méchant, je t'aimerai beaucoup, tout comme avant.
    Henri :—Prends garde, Jacques, ne l'approche pas de trop près ; s'il te donne un coup de dent ou un coup de pied, il te fera bien mal.
    Jacques :—Il n'y a pas de danger ; je suis bien sûr qu'il ne nous mordra pas, nous autres.
    Henri :—Tiens, pourquoi pas ? Il a bien jeté Auguste deux fois par terre.
    Jacques :—Oh ! mais Auguste, c'est autre chose ; il ne l'aime pas.
    Henri :—Et pourquoi ne l'aime-t-il pas ? Qu'est-ce qu'Auguste lui a fait ? Il pourrait bien, un beau jour, nous détester aussi.
    Jacques ne répondit pas, car il n'y avait effectivement rien à répondre ; mais il secoua la tête, et, se retournant vers moi, il me fit une petite caresse amicale, dont je fus touché jusqu'aux larmes. L'abandon de tous les autres me rendit plus précieux encore ces témoignages d'affection de mon cher petit Jacques, et, pour la première fois, une pensée sincère de repentir se glissa dans mon coeur. Je songeai avec inquiétude à la maladie du malheureux Auguste. Dans l'après-midi on sut qu'il était plus mal encore, que le médecin avait des inquiétudes graves pour sa vie. Mes jeunes maîtres y allèrent eux-mêmes vers le soir ; les cousines attendaient impatiemment leur retour.

     

    anni 7

     

    «Eh bien ? eh bien ? leur crièrent-elles du plus loin qu'elles les aperçurent. Quelles nouvelles ? Comment va Auguste ?»
    —Pas bien, répondit Pierre ; et pourtant un peu moins mal que tantôt.
    Henri :—Le pauvre père fait pitié ; il pleure, il sanglote, il demande au bon Dieu de lui laisser son fils ; il dit des choses si touchantes, que je n'ai pu m'empêcher de pleurer.
    Elisabeth :—Nous allons tous prier avec lui et pour lui à notre prière du soir ; n'est-ce pas mes amis ?
    —Certainement, et de grand coeur, dirent tous les enfants en même temps.
    Madeleine :—Pauvre Auguste, s'il allait mourir, pourtant !
    Camille :—Le pauvre père deviendrait fou de chagrin, car il n'a pas d'autre enfant.
    Elisabeth :—Où est donc la mère d'Auguste ? on ne la voit jamais.
    Pierre :—Il serait étonnant qu'on la vît, puisqu'elle est morte depuis dix ans.
    Henri :—Et, ce qu'il y a de singulier, c'est que la pauvre femme est morte pour être tombée dans l'eau pendant une promenade en bateau.
    Elisabeth :—Comment ? elle s'est noyée ?
    Pierre :—Non, on l'a retirée immédiatement, mais il faisait si chaud, et elle avait été tellement saisie par le froid de l'eau et par la frayeur, qu'elle a été prise de la fièvre et du délire, exactement comme Auguste et elle est morte huit jours après.
    Camille :—Mon Dieu, mon Dieu ! pourvu qu'il n'en arrive pas autant à Auguste !
    Elisabeth :—Voilà pourquoi il faut que nous priions beaucoup ; peut-être le bon Dieu nous accordera-t-il ce que nous lui demanderons.
    Madeleine :—Où est donc Jacques ?

    Camille :—Il était ici tout à l'heure, il sera rentré.
    Il n'était pas rentré, le pauvre enfant, mais il s'était mis à genoux derrière une caisse, et, la tête cachée dans ses mains, il priait et pleurait. Et c'était moi qui avais causé la maladie d'Auguste, l'affreuse inquiétude du malheureux père, et enfin le chagrin de mon petit Jacques ! Cette pensée m'attrista moi-même ; je me dis que je n'aurais pas dû venger Médor. «Quel bien lui a fait la chute d'Auguste ? me demandai-je. Est-il moins perdu pour moi ? La vengeance que j'ai tirée m'a-t-elle servi à autre chose qu'à me faire craindre et détester ?»
    J'attendis avec impatience le lendemain pour avoir des nouvelles d'Auguste. J'en eus des premiers, car Jacques et Louis me firent atteler à la petite voiture pour y aller. Nous trouvâmes, en arrivant, un domestique qui courait chercher le médecin, et qui nous dit en passant qu'Auguste avait passé une mauvaise nuit, et qu'il venait d'avoir une convulsion qui avait effrayé son père. Jacques et Louis attendirent le médecin, qui ne tarda pas à venir, et qui leur promit de leur donner des nouvelles en s'en allant.
    Une demi-heure après il descendit le perron.
    —Eh bien ? eh bien ? monsieur Tudoux, comment va Auguste ? demandèrent Louis et Jacques.
    M. Tudoux, très lentement :—Pas mal, pas mal, mes enfants ! Pas si mal que je le craignais.
    Louis :—Mais ces convulsions, n'est-ce pas dangereux ?
    M. Tudoux, de même :—Non, c'était la suite d'un agacement des nerfs et d'une grande agitation. Je lui ai donné une pilule qui va le calmer ; ce ne sera pas grave.
    Jacques :—Alors, monsieur Tudoux, vous n'êtes pas inquiet, vous ne croyez pas qu'il va mourir ?

    M. Tudoux, de même :—Non, non, non ! ce ne sera pas grave, pas grave du tout.
    Louis et Jacques :—Je suis bien content ! Merci, monsieur Tudoux. Adieu ; nous repartons bien vite pour rassurer nos cousins et cousines.
    M. Tudoux :—Attendez, attendez une minute. L'âne qui vous mène n'est-il pas Cadichon ?
    Jacques :—Oui, c'est Cadichon.
    M. Tudoux, avec calme :—Alors prenez-y garde ; il pourrait bien vous jeter dans un fossé comme il l'a fait pour Auguste. Dites à votre grand'mère qu'elle ferait bien de le vendre ; c'est un animal dangereux.
    M. Tudoux salua et s'en alla. Je restai tellement étonné et humilié, que je ne songeai à me mettre en route que lorsque mes petits maîtres m'eurent répété trois fois :
    —Allons, Cadichon, en route !... Allons donc, Cadichon, nous sommes pressés ! Vas-tu nous faire coucher ici, Cadichon ? Hue ! hue donc !
    Je partis enfin et je courus tout d'un trait jusqu'au perron, où attendaient cousins, cousines, oncles et tantes, papas et mamans.
    —Il va mieux ! s'écrièrent Jacques et Louis ; et ils se mirent à raconter leur conversation avec M. Tudoux, sans oublier son dernier conseil.
    J'attendais avec une vive impatience la décision de la grand'mère. Elle réfléchit un instant.
    —Il est certain, mes chers enfants, que Cadichon ne mérite plus notre confiance ; j'engage les plus jeunes d'entre vous à ne pas le monter ; à la première sottise qu'il fera, je le donnerai au meunier, qui l'emploiera à porter ses sacs de farine ; mais je veux encore l'essayer avant de le réduire à cet état d'humiliation ; peut-être se corrigera-t-il.

    Nous verrons bien d'ici à quelques mois.
    J'étais de plus en plus triste, humilié et repentant ; mais je ne pouvais réparer le mal que je m'étais fait qu'à force de patience, de douceur et de temps. Je commençais à souffrir dans mon orgueil et dans mes affections.
    Les nouvelles d'Auguste furent meilleures le lendemain ; peu de jours après il entrait en convalescence, et l'on ne s'en occupa plus au château. Mais je ne pus en perdre le souvenir, car j'entendais sans cesse dire autour de moi :
    «Prends garde à Cadichon ! Souviens-toi d'Auguste !»

     


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  • XXI - Le poney

     

    Ma vengeance aurait dû être assouvie, mais elle ne l'était pas ; je conservais contre le malheureux Auguste un sentiment de haine qui me fit commettre à son égard une nouvelle méchanceté, dont je me suis bien repenti depuis. Après l'histoire de la grenouille, nous fûmes débarrassés de lui pendant près d'un mois. Mais son père le ramena un jour, ce qui ne fit plaisir à personne.
    —Que ferons-nous pour amuser ce garçon ? demanda Pierre à Camille.
    Camille :—Propose-lui d'aller faire une partie d'âne dans les bois ; Henri montera Cadichon, Auguste prendra l'âne de la ferme, et toi tu monteras ton poney.
    Pierre :—C'est une bonne idée que tu as là, pourvu qu'il veuille bien encore !
    Camille :—Il faudra bien qu'il veuille ; fais seller le poney et les ânes ; quand ils seront prêts, vous le ferez monter le sien.
    Pierre alla trouver Auguste, qui faisait enrager Louis et Jacques, en prétendant les aider de ses conseils pour embellir leur petit jardin ; il bouleversait tout, arrachait les légumes, replantait les fleurs, coupait les fraisiers, et mettait le désordre partout ; les pauvres petits cherchaient à l'en empêcher, mais il les repoussait d'un coup de pied, d'un coup de bêche, et lorsque Pierre arriva, il les trouva pleurant sur les débris de leurs fleurs et de leurs légumes.
    —Pourquoi tourmentes-tu mes pauvres petits cousins ? lui demanda Pierre d'un air mécontent.
    Auguste :—Je ne les tourmente pas ; je les aide, au contraire.
    Pierre :—Mais puisqu'ils ne veulent pas être aidés ?
    Auguste :—Il faut leur faire du bien malgré eux.
    Louis :—C'est parce qu'il est deux fois plus grand que nous, qu'il nous tourmente ; avec toi et Henri il n'oserait pas.

    Auguste :—Je n'oserais pas ? Ne répète pas ce mot, petit.
    Jacques :—Non, tu n'oserais pas ! Pierre et Henri sont plus forts qu'un gresset, je pense.
    A ce mot de gresset, Auguste rougit, leva les épaules d'un air de dédain, et, s'adressant à Pierre :
    —Que me voulais-tu, cher ami ? Tu avais l'air de me chercher quand tu es venu ici.
    —Oui, je venais te proposer une partie d'âne, répondit Pierre d'un air froid ; ils seront prêts dans un quart d'heure, si tu veux venir faire, avec Henri et moi, une promenade dans les bois ?
    —Certainement ; je ne demande pas mieux, répliqua avec empressement Auguste.
    Pierre et Auguste allèrent à l'écurie, où ils demandèrent au cocher de seller le poney, mon camarade de la ferme et moi.
    Auguste :—Ah ! vous avez un poney ! J'aime beaucoup les poneys.
    Pierre :—C'est grand'mère qui me l'a donné.
    Auguste :—Tu sais donc monter à cheval ?
    Pierre :—Oui ; je monte au manège depuis deux ans.
    Auguste :—Je voudrais bien monter ton poney.
    Pierre :—Je ne te le conseille pas, si tu n'as pas appris à monter à cheval.
    Auguste :—Je n'ai pas appris, mais je monte tout aussi bien qu'un autre.
    Pierre :—As-tu jamais essayé ?
    Auguste :—Bien des fois. Qui est-ce qui ne sait pas monter à cheval ?
    Pierre :—Quand donc as-tu monté ? ton père n'a pas de chevaux de selle.
    Auguste :—Je n'ai pas monté de chevaux, mais j'ai monté des ânes : c'est la même chose.

    Pierre, retenant un sourire :—Je te répète, mon cher Auguste, qui si tu n'as jamais monté à cheval, je ne te conseille pas de monter mon poney.
    Auguste, piqué :—Et pourquoi donc ? Tu peux me le céder une fois en passant.
    Pierre :—Oh ! ce n'est pas pour te refuser ; c'est parce que le poney est un peu vif et...
    Auguste, de même :—Et alors ?...
    Pierre :—Eh bien, alors ... il pourrait te jeter par terre.
    Auguste, très piqué :—Sois tranquille, je suis plus adroit que tu ne le penses. Si tu veux bien t'en priver pour moi, sois sûr que je saurai le mener tout aussi bien que toi-même.
    Pierre :—Comme tu voudras, mon cher. Prends le poney, je prendrai l'âne de la ferme, et Henri montera Cadichon.
    Henri les vint rejoindre ; nous étions tout prêts à partir. Auguste approcha du poney, qui s'agita un peu et fit deux ou trois petits sauts. Auguste le regarda d'un air inquiet.
    —Tenez-le bien jusqu'à ce que je sois dessus, dit-il.
    Le cocher :—Il n'y a pas de danger, monsieur ; l'animal n'est pas méchant ; vous n'avez pas besoin d'avoir peur.
    Auguste, piqué :—Je n'ai pas peur du tout ; est-ce que j'ai l'air d'avoir peur, moi qui n'ai peur de rien !
    Henri, tout bas à Pierre :—Excepté des gressets.
    Auguste :—Que dis-tu, Henri ? Qu'as-tu dit à l'oreille de Pierre ?
    Henri, avec malice :—Oh ! rien d'intéressant ; je croyais voir un gresset là-bas sur l'herbe.
    Auguste se mordit les lèvres, devint rouge, mais ne répondit pas.

     

    Balade en âne

     

    Il finit par se hisser sur le poney, et il se mit à tirer sur la bride ; le poney recula ; Auguste se cramponna à la selle.
    —Ne tirez pas, monsieur, ne tirez pas ; un cheval ne se mène pas comme un âne, dit le cocher en riant.
    Auguste lâcha la bride. Je partis en avant avec Henri. Pierre suivit sur l'âne de la ferme. J'eus la malice de prendre le galop ; le poney cherchait à me devancer ; je n'en courais que plus vite ; Pierre et Henri riaient. Auguste criait et se tenait à la crinière ; nous courions tous, et j'étais décidé à n'arrêter que lorsque Auguste serait par terre. Le poney, excité par les rires et les cris, ne tarda pas à me devancer ; je le suivis de près, lui mordillant la queue lorsqu'il semblait vouloir se ralentir. Nous galopâmes ainsi pendant un grand quart d'heure, Auguste manquant tomber à chaque pas, et se retenant toujours au cou du cheval. Pour hâter sa chute, je donnai un coup de dent plus fort à la queue du poney, qui se mit à lancer des ruades avec une telle force, qu'à la première Auguste se trouva sur son cou, à la seconde il passa par-dessus la tête de sa monture, tomba sur le gazon, et resta étendu sans mouvement. Pierre et Henri, le croyant blessé, sautèrent à terre, et accoururent à lui pour le relever.
    —Auguste, Auguste, es-tu blessé ? lui demandèrent-ils avec inquiétude.
    —Je crois que non, je ne sais pas, répondit Auguste, qui se releva tremblant encore de la peur qu'il avait eue.
    Quand il fut debout, ses jambes fléchissaient, ses dents claquaient ; Pierre et Henri l'examinèrent, et, ne trouvant ni écorchure ni blessure d'aucune sorte, ils le regardèrent avec pitié et dégoût.
    —C'est triste d'être poltron à ce point, dit Pierre.
    —Je ... ne ... suis pas ... poltron ... seulement ... j'ai ... eu ... eu ... peur... répondit Auguste, claquant toujours des dents.

    —J'espère que tu ne tiens plus à monter mon poney, ajouta Pierre. Prends mon âne, je vais reprendre mon cheval.
    Et, sans attendre la réponse d'Auguste, il sauta légèrement sur le poney.
    —J'aimerais mieux Cadichon, dit piteusement Auguste.
    —Comme tu voudras, répondit Henri. Prends Cadichon ; je prendrai Grison, l'âne de la ferme.
    Mon premier mouvement fut d'empêcher ce méchant Auguste de me monter ; mais je formai un autre projet, qui complétait sa journée et qui servait mieux mon aversion et ma méchanceté. Je me laissai donc tranquillement enfourcher par mon ennemi, et je suivis de loin le poney. Si Auguste avait osé me battre pour me faire marcher plus vite, je l'aurais jeté par terre ; mais il connaissait l'amitié qu'avaient pour moi tous mes jeunes maîtres, et il me laissa aller comme je voulais. J'eus soin, tout le long du bois, de passer tout près des broussailles et surtout des grandes épines, des houx, des ronces, afin que le visage de mon cavalier fut balayé par les branches piquantes de ces arbustes. Il s'en plaignit à Henri, qui lui répondit froidement :
    —Cadichon ne mène mal que les gens qu'il n'aime pas : il est probable que tu n'es pas dans ses bonnes grâces.
    Nous reprîmes bientôt le chemin de la maison ; cette promenade n'amusait pas Henri et Pierre, qui entendaient sans cesse geindre Auguste, que de nouvelles branches venaient cingler au travers du visage ; il était griffé à faire plaisir ; j'avais tout lieu de croire qu'il ne s'amusait guère plus que ses camarades.

    Mon affreux projet allait s'effectuer. En revenant par la ferme, nous longions un trou ou plutôt un fossé dans lequel venait aboutir le conduit qui recevait les eaux grasses et sales de la cuisine ; on y jetait toutes sortes d'immondices, qui, pourrissant dans l'eau de vaisselle, formaient une boue noire et puante. J'avais laissé passer Pierre et Henri devant ; arrivé près de ce fossé, je fis un bond vers le bord et une ruade qui lança Auguste au beau milieu de la bourbe. Je restai tranquillement à le voir patauger dans cette boue noire et infecte qui l'aveuglait.

     

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    Il voulut crier, mais l'eau sale lui entrait dans la bouche ; il en avait jusqu'aux oreilles, et il ne pouvait parvenir à retrouver le bord. Je riais intérieurement. «Médor, me dis-je, Médor, tu es vengé !» Je ne réfléchissais pas au mal que je pouvais faire à ce pauvre garçon, qui, en tuant Médor, avait fait une maladresse et non une méchanceté ; je ne songeais pas que c'était moi qui étais le plus mauvais des deux. Enfin, Pierre et Henri, qui étaient descendus de cheval et d'âne, ne voyant ni moi ni Auguste, s'étonnèrent de ce retard ; ils revinrent sur leurs pas et m'aperçurent au bord du fossé, contemplant d'un air satisfait mon ennemi qui barbotait. Ils approchèrent, et, voyant qu'Auguste courait un danger sérieux d'être suffoqué par la boue, ils ne purent s'empêcher de pousser un cri en le voyant dans cette cruelle position. Ils appelèrent les garçons de ferme, qui lui tendirent une perche, à laquelle il s'accrocha et qu'on retira avec Auguste au bout. Quand il fut sur la terre ferme, personne ne voulait l'approcher ; il était couvert de boue, et sentait trop mauvais.
    —Il faut aller prévenir son père, dit Pierre.
    —Et puis papa et mes oncles, dit Henri, qu'ils nous disent ce qu'il faut faire pour le nettoyer.
    —Allons, viens, Auguste ; suis-nous, mais de loin, dit Pierre ; cette boue exhale une odeur insupportable.

    Auguste, tout penaud, noir de boue, y voyant à peine pour se conduire, les suivit de loin ; on entendait les exclamations des gens de la ferme. Je formais l'avant-garde, caracolant, courant et brayant de toutes mes forces. Pierre et Henri parurent mécontents de ma gaieté ; ils criaient après moi pour me faire taire. Ce bruit inaccoutumé attira l'attention de toute la maison ; chacun reconnaissant ma voix, et sachant que je ne brayais ainsi que dans les grandes occasions, se mit à la fenêtre, de sorte que, lorsque nous arrivâmes en vue du château, nous vîmes les croisées garnies de visages curieux, nous entendîmes des cris et un mouvement extraordinaire. Peu d'instants après, tout le monde, grands et petits, vieux et jeunes, était descendu et faisait cercle autour de nous. Auguste était au milieu, chacun demandant ce qu'il y avait, et s'enfuyant à son approche. La grand'mère fut la première à dire :
    —Il faut laver ce pauvre garçon, et voir s'il n'a pas quelque blessure.
    —Mais comment le laver ? dit le papa de Pierre. Il faut apprêter un bain.
    —Je m'en charge, moi, dit le père d'Auguste. Suis-moi, Auguste ; je vois à ta démarche que tu n'as ni blessure ni contusion. Viens à la mare, tu vas te plonger dedans, et, quand tu auras fait partir la boue, tu te savonneras et tu achèveras de te nettoyer. L'eau n'est pas froide dans cette saison. Pierre voudra bien te prêter du linge et des habits.
    Et il se dirigea vers la mare. Auguste avait peur de son père, il fut bien obligé de le suivre. J'y courus pour assister à l'opération, qui fut longue et pénible ; cette boue, collante et grasse, tenait à la peau, aux cheveux.

    Les domestiques s'étaient empressés d'apporter du linge, du savon, des habits, des chaussures. Les papas aidèrent à lessiver Auguste, qui sortit de là presque propre, mais grelottant et si honteux, qu'il ne voulut pas se faire voir, et qu'il obtint de son père de l'emmener tout de suite chez lui.
    Pendant ce temps, chacun désirait savoir comment cet accident avait pu arriver. Pierre et Henri leur racontèrent les deux chutes.
    —Je crois, dit Pierre, que les deux ont été amenées par Cadichon, qui n'aime pas Auguste. Cadichon a mordu la queue de mon poney, ce qu'il ne fait jamais quand l'un de nous est dessus ; il l'a forcé à aller ainsi au grand galop ; le cheval a rué, et c'est ce qui a fait tomber Auguste. Je n'étais pas là à la seconde chute, mais, à l'air triomphant de Cadichon, à ses braiments joyeux et à l'attitude qu'il a encore maintenant, il est facile de deviner qu'il a jeté exprès dans la boue cet Auguste qu'il déteste.
    —Comment sais-tu qu'il le déteste ? demanda Madeleine.
    —Il le montre de mille manières, répondit Pierre. Te souviens-tu comme il l'a attrapé par le fond de son pantalon, comme il le tenait pendant que nous lui passions son habit ? J'ai bien regardé sa physionomie pendant ce temps, il avait en regardant Auguste, un air méchant que je ne lui vois qu'avec les gens qu'il déteste. Nous autres, il ne nous regarde pas de même. Avec Auguste, ses yeux brillent comme des charbons ; il a, en vérité, le regard d'un diable. N'est-ce pas, Cadichon, ajouta-t-il en me regardant fixement, n'est-ce pas, Cadichon, que j'ai bien deviné, que tu détestes Auguste, et que c'est exprès que tu as été si méchant pour lui ?
    Je répondis en brayant et puis en passant ma langue sur sa main.

    —Sais-tu, dit Camille, que Cadichon est un âne vraiment extraordinaire ? Je suis sûre qu'il nous entend et qu'il nous comprend.
    Je la regardai avec douceur, et, m'approchant d'elle, je mis ma tête sur son épaule.
    —Quel dommage, mon Cadichon, dit Camille, que tu deviennes de plus en plus colère et méchant, et que tu nous obliges à t'aimer de moins en moins ; et quel dommage que tu ne puisses pas écrire ! Tu as dû voir beaucoup de choses intéressantes, continua-t-elle en passant sa main sur ma tête et sur mon cou. Si tu pouvais écrire tes mémoires, je suis sûre qu'ils seraient bien amusants !
    Henri :—Ma pauvre Camille, quelle bêtise tu dis ! Comment veux-tu que Cadichon, qui est un âne, puisse écrire des Mémoires ?
    Camille :—Un âne comme Cadichon est un âne à part.
    Henri :—Bah ! tous les ânes se ressemblent et ont beau faire, ils ne sont jamais que des ânes.
    Camille :—Il y a âne et âne.
    Henri :—Ce qui n'empêche pas que, pour dire qu'un homme est bête, ignorant et entêté, on dit : «Bête comme un âne, ignorant comme un âne, têtu comme un âne», et que si tu me disais : «Henri, tu es un âne», je me fâcherais, parce qu'il est bien certain que je prendrais cela pour une injure.
    Camille :—Tu as raison, et pourtant je sens et je vois, d'abord que Cadichon comprend beaucoup de choses, qu'il nous aime, et qu'il a un esprit extraordinaire, et puis que les ânes ne sont ânes que parce qu'on les traite comme des ânes, c'est-à-dire avec dureté et même avec cruauté, et qu'ils ne peuvent pas aimer leurs maîtres ni les bien servir.
    Henri :—Alors, d'après toi, c'est par habileté que Cadichon a fait découvrir les voleurs, et qu'il a fait tant de choses qui semblent extraordinaires ?
    Camille :—Certainement, c'est par son esprit, et c'est parce qu'il le voulait, que Cadichon a fait prendre les voleurs.

    Pourquoi l'aurait-il fait, selon toi ?
    Henri :—Parce qu'il avait vu le matin ses camarades entrer dans le souterrain, et qu'il voulait les rejoindre.
    Camille :—Et les tours de l'âne savant ?
    Henri :—C'est par jalousie et par méchanceté.
    Camille :—Et la course des ânes ?
    Henri :—C'est par orgueil d'âne.
    Camille :—Et l'incendie, quand il a sauvé Pauline ?
    Henri :—C'est par instinct.
    Camille :—Tais-toi, Henri, tu m'impatientes.
    Henri :—Mais j'aime beaucoup Cadichon, je t'assure ; seulement, je le prends pour ce qu'il est, un âne, et toi, tu en fais un génie. Remarque bien que, s'il a l'esprit et la volonté que tu lui supposes, il est méchant et détestable.
    Camille :—Comment cela ?
    Henri :—En tournant en ridicule le pauvre âne savant et son maître, et en les empêchant de gagner l'argent qui leur était nécessaire pour se nourrir. Ensuite, en faisant mille méchancetés à Auguste, qui ne lui a jamais rien fait, et enfin en se faisant craindre et détester de tous les animaux, qu'il mord et qu'il chasse à coups de pied.
    Camille :—C'est vrai, cela ; tu as raison, Henri. J'aime mieux croire, pour l'honneur de Cadichon, qu'il ne sait pas ce qu'il fait, ni le mal qu'il fait.
    Et Camille s'éloigna en courant avec Henri, me laissant seul et mécontent de ce que je venais d'entendre. Je sentais très bien que Henri avait raison, mais je ne voulais pas me l'avouer, et surtout je ne voulais pas changer et réprimer les sentiments d'orgueil, de colère et de vengeance auxquels je m'étais toujours laissé aller.


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  • XX - La grenouille

     

    Le garçon orgueilleux qui avait tué mon ami Médor avait obtenu sa grâce, probablement à force de platitudes ; on lui avait permis de revenir chez votre grand'mère. Je ne pouvais le souffrir, comme bien vous pensez, et je cherchais l'occasion de lui jouer quelque mauvais tour, car je n'étais guère charitable, et je n'avais pas encore appris à pardonner.
    Cet Auguste était poltron et il parlait toujours de son courage. Un jour que son père l'avait amené en visite, et que les enfants lui avaient proposé une promenade dans le parc, Camille, qui courait en avant, fit tout à coup un saut de côté et poussa un cri.
    —Qu'as-tu donc ? s'écria Pierre courant à elle.
    Camille :—J'ai eu peur d'une grenouille qui m'a sauté sur le pied.
    Auguste :—Vous avez peur des grenouilles, Camille ? Moi, je n'ai peur de rien, d'aucun animal.
    Camille :—Pourquoi donc ; l'autre jour, avez-vous sauté si haut, quand je vous ai dit qu'une araignée se promenait sur votre bras ?
    Auguste :—Parce que j'avais mal compris ce que vous me disiez.
    Camille :—Comment, mal compris ? C'était pourtant facile à comprendre.
    Auguste :—Certainement, si j'avais bien entendu ; mais j'ai cru que vous disiez : «Une araignée se promène là-bas.» J'ai sauté pour mieux voir, voilà tout.
    Pierre :—Par exemple ! Ce n'est pas vrai, cela, car tu m'as dit tout en sautant : «Pierre, ôte-la, je t'en prie».
    Auguste :—Je voulais dire : «Ote-toi, que je la voie mieux».
    —Il ment, dit tout bas Madeleine à Camille.
    —Je le vois bien, répondit Camille de même.
    Moi, j'écoutais la conversation, et j'en profitai, comme on va voir

     

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    Les enfants s'étaient assis sur l'herbe, je les avais suivis. En approchant d'eux, je vis une petite grenouille verte, de l'espèce qu'on appelle gresset ; elle était près d'Auguste, dont la poche entr'ouverte rendait très facile ce que je projetais. J'approchai sans bruit ; je saisis la grenouille par une patte, et je la mis dans la poche du petit vantard. Je m'éloignai ensuite, pour qu'Auguste ne pût deviner que c'était moi qui lui avais fait ce beau présent.
    Je n'entendais pas bien ce qu'ils disaient, mais je voyais bien qu'Auguste continuait à se vanter de n'avoir peur de rien, et de ne pas même craindre les lions. Les enfants se récriaient là-dessus, lorsqu'il eut besoin de se moucher. Il entra sa main dans sa poche, la retira en poussant un cri de terreur, se leva précipitamment et cria :
    —Otez-la, ôtez-la ! Je vous en supplie, ôtez-la, j'ai peur ! Au secours, au secours.
    —Qu'avez-vous donc, Auguste ? dit Camille moitié riant et moitié effrayée.
    Auguste :—Une bête, une bête ! Otez-la, je vous en supplie.
    Pierre :—De quelle bête parles-tu ? Où est cette bête ?
    Auguste :—Dans ma poche ! Je l'ai sentie, je l'ai touchée ! Otez-la, ôtez-la ; j'ai peur, je n'ose pas.
    —Tu peux bien l'ôter toi-même, poltron que tu es, reprit Henri avec indignation.
    Elisabeth :—Tiens ! il a peur d'une bête qu'il a dans sa poche, et il veut que nous l'ôtions, quand il n'ose pas la toucher.
    Les enfants, après avoir été un peu effrayés, finirent par rire des contorsions d'Auguste, qui ne savait comment se débarrasser de la grenouille.

    Il la sentait gigoter et grimper dans sa poche. La frayeur augmentait à chaque mouvement de la grenouille. Enfin, perdant la tête, fou de terreur, il ne trouva d'autre moyen de se débarrasser de l'animal, qu'il sentait remuer et qu'il n'osait toucher, qu'en ôtant sont habit et le jetant à terre. Il resta en manches de chemise ; les enfants éclatèrent de rire et se précipitèrent sur l'habit. Henri entr'ouvrit la poche de derrière ; la grenouille prisonnière, voyant du jour, s'élança par l'ouverture, tout étroite qu'elle était, et chacun put voir un joli petit gresset effrayé, effaré, qui sautait et se dépêchait pour se mettre en sûreté.
    Camille, riant :—L'ennemi est en fuite.
    Pierre :—Prends garde qu'il ne coure après toi !
    Henri :—N'approche pas, il pourrait te dévorer !
    Madeleine :—Rien n'est dangereux comme un gresset !
    Elisabeth :—Si ce n'était qu'un lion, Auguste se jetterait dessus ; mais un gresset ! Tout son courage ne pourrait le défendre de ses griffes.
    Louis :—Et les dents que tu oublies !
    Jacques, attrapant le gresset :—Tu peux ramasser ton habit ; je tiens ton ennemi prisonnier.
    Auguste restait honteux et immobile devant les rires et les plaisanteries des enfants.
    —Habillons-le, s'écria Pierre, il n'a pas la force de passer son habit.
    —Prends garde qu'une mouche ou un moucheron ne se pose dessus, dit Henri ; ce serait un nouveau danger à courir.
    Auguste voulut se sauver, mais tous les enfants, petits et grands, coururent après lui, Pierre tenant l'habit qu'il avait ramassé, les autres poursuivant le fuyard et lui coupant le passage.

    Ce fut une chasse très amusante pour tous, excepté pour Auguste, qui, rouge de honte et de colère, courait à droite, à gauche, et rencontrait partout un ennemi. Je m'étais mis de la partie ; je galopais devant et derrière lui, redoublant sa frayeur par mes braiments et par mes tentatives de le saisir par le fond de son pantalon ; une fois je l'attrapai, mais il tira si fort, que le morceau me resta dans les dents, ce qui redoubla les rires des enfants. Je réussis enfin à le saisir solidement ; il poussa un cri qui me fit croire que je tenais sous ma dent autre chose que l'étoffe du pantalon. Il s'arrêta tout court ; Pierre et Henri accoururent les premiers ; il voulut encore se débattre contre leurs efforts, mais je tirai légèrement, ce qui lui fit pousser un second cri et le rendit doux comme un agneau : il ne bougea pas plus qu'une statue pendant que Pierre et Henri lui enfilèrent son habit. Je lâchai aussitôt qu'on n'eut plus besoin de mon aide, et je m'éloignai la joie dans le coeur, d'avoir si bien réussi à le rendre ridicule. Il ne sut jamais comment cette grenouille s'était trouvée dans sa poche, et depuis ce fortuné jour il n'osa plus parler de son courage ... devant les enfants.


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  • XIX - L'âne savant

     

    La Cabanerie 

     

    Un jour, je vis accourir les enfants dans le pré où je mangeais paisiblement, tout près du château. Louis et Jacques jouaient auprès de moi, et s'amusaient à monter lestement sur mon dos ; ils croyaient être agiles comme des faiseurs de tours, et ils étaient, je dois l'avouer, un peu patauds, surtout le bon petit Jacques, gros, joufflu, plus trapu et plus petit que son cousin. Louis parvenait quelquefois, en s'accrochant à ma queue, à grimper (il disait s'élancer) sur mon dos ; Jacques faisait des efforts prodigieux pour y arriver à son tour ; mais le bon petit gros roulait, tombait, soufflait, et ne pouvait y arriver qu'avec l'aide de son cousin, un peu plus âgé que lui. Pour leur épargner une si grande fatigue, je m'étais placé près d'une petite butte de terre. Louis avait déjà montré son agilité ; Jacques venait de se placer sans grand effort, lorsque nous entendîmes accourir la bande joyeuse. «Jacques, Louis, criaient-ils, nous allons bien nous amuser ; nous allons à la foire après-demain, et nous verrons un âne savant.»
    Jacques :—Un âne savant ? Qu'est-ce que c'est qu'un âne savant ?
    Elisabeth :—C'est un âne qui fait toutes sortes de tours.
    Jacques :—Quels tours ?
    Madeleine :—Des tours ..., mais des tours ..., des tours, enfin.
    Jacques :—Il n'en fera jamais comme Cadichon.
    Henri :—Bah ! Cadichon ! il est très bon et très intelligent pour un âne, mais il ne saurait pas faire ce que fera l'âne savant de la foire.
    Camille :—Je suis bien sûre que si on lui montrait, il le ferait.
    Pierre :—Voyons d'abord ce que fait cet âne savant, nous verrons après s'il est plus savant que Cadichon.
    Camille :—Pierre a raison, attendons jusqu'après la foire.
    Elisabeth :—Eh bien, qu'est-ce que nous ferons après la foire ?

    —Nous nous disputerons, dit Madeleine en riant.
    Jacques et Louis gardaient le silence depuis qu'ils s'étaient dit quelques mots à l'oreille ; ils laissèrent partir les enfants. Après s'être assurés qu'on ne pouvait les voir ni les entendre, ils se mirent à danser autour de moi en riant et chantant :
    Cadichon, Cadichon,
    A la foire tu viendras ;
    L'âne savant tu verras ;
    Ce qu'il fait tu regarderas ;
    Puis, comme lui tu feras ;
    Tout le monde t'honorera ;
    Tout le monde t'applaudira,
    Et nous serons fiers de toi.
    Cadichon, Cadichon,
    Je te prie, distingue-toi.
    —C'est très joli ce que nous chantons, dit Jacques en s'arrêtant tout à coup.
    Louis :—C'est que ce sont des vers, je crois bien que c'est joli !
    Jacques :—Des vers ? Je croyais que c'était difficile de faire des vers.
    Louis :—
    Très facile,
    Comme tu vois ;
    Pas difficile,
    Comme tu crois.
    Vois-tu ? en voilà encore.
    Jacques :—Courons le dire à mes cousines et cousins.
    Louis :—Non, non, s'ils entendaient nos vers, ils devineraient ce que nous voulons faire ; il faudra les surprendre à la foire même.
    Jacques :—Mais crois-tu que papa et mon oncle voudront bien nous laisser emmener Cadichon à la foire ?

    Louis :—Certainement, quand nous leur aurons dit en secret pourquoi nous voulons faire voir l'âne savant à Cadichon.
    Jacques :—Allons vite le leur demander.
    Les voilà courant tous deux vers la maison, les papas venaient justement au pré voir ce que faisaient les enfants. «Papa, papa ! crièrent-ils, venez vite ; nous avons quelque chose à vous demander».
    —Parlez, enfants, que voulez-vous ?
    —Pas ici, papa, pas ici, dirent-ils d'un air mystérieux, chacun tirant son papa dans le pré.
    —Qu'y a-t-il donc ? dit en riant le papa de Louis. Dans quelle conspiration voulez-vous nous entraîner ?
    —Chut ! papa, chut ! dit Louis. Voilà ce que c'est. Vous savez qu'après-demain il y aura un âne savant à la foire ?
    Le papa de Louis :—Non, je ne le savais pas ; mais qu'avons-nous affaire d'ânes savants, nous qui avons Cadichon ?
    Louis :—Voilà précisément ce que nous disons, papa, que Cadichon est plus savant qu'eux tous. Mes soeurs, mes cousines et cousins iront à la foire pour voir cet âne, et nous voudrions bien y mener Cadichon pour qu'il voie comment fait l'âne, et qu'il fasse de même.
    Le papa de Jacques :—Comment ? vous mettriez Cadichon dans la foule à regarder l'âne ?
    Jacques :—Oui, papa, au lieu d'aller en voiture, nous monterions Cadichon, et nous nous mettrions tout près du cercle où l'âne savant fera ses tours.
    Le papa de Jacques :—Je ne demande pas mieux, moi ; mais je ne crois pas que Cadichon apprenne grand'chose en une seule leçon.
    Jacques :—N'est-ce pas, Cadichon, que tu sauras faire aussi bien que cet imbécile d'âne savant ?

    En m'adressant cette question, Jacques me regardait d'un air si inquiet, que je me mis à braire pour le rassurer, tout en riant de son inquiétude.
    —Entendez-vous, papa ? Cadichon dit oui, s'écria Jacques avec triomphe.
    Les deux papas se mirent à rire, embrassèrent chacun leurs gentils petits garçons, et s'en allèrent en promettant que j'irais à la foire et qu'ils y viendraient avec les enfants et avec moi.
    —Ah ! me dis-je en moi-même, ils doutent de mon adresse ! C'est étonnant que les enfants aient plus d'intelligence que les papas !
    Le jour de la foire arriva. Une heure avant le départ, on fit ma toilette bien à fond ; on m'étrilla, on me brossa jusqu'à m'impatienter ; on me mit une selle et une bride toutes neuves : Louis et Jacques demandèrent à partir un peu en avant, pour ne pas arriver en retard.
    —Pourquoi irez-vous en avant, demanda Henri, et comment irez-vous ?
    Louis :—Nous irons sur Cadichon, et nous partons devant parce que nous n'irons pas vite.
    Henri :—Vous irez tous les deux seuls ?
    Jacques :—Non, papa et mon oncle viennent avec nous.
    Henri :—Ce sera joliment ennuyeux de faire une lieue au pas.
    Louis :—Oh ! nous ne nous ennuierons point avec nos papas.
    Henri :—J'aime encore mieux aller en voiture, nous serons arrivés bien avant vous.
    Jacques :—Non, puisque nous partirons longtemps avant vous.

     

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    Comme ils finissaient de parler, on m'amena tout sellé et tout pomponné ; les papas étaient prêts ; ils placèrent les petits garçons sur mon dos, et je partis doucement, pour ne pas faire courir les pauvres papas.

    Une heure après, nous arrivions au champ de foire ; il y avait déjà beaucoup de monde près du cercle indiqué par une corde, où l'âne savant devait montrer son savoir-faire. Les papas de mes petits amis les firent placer avec moi tout près de la corde. Mes autres maîtres et maîtresses nous rejoignirent bientôt et se placèrent près de nous.
    Un roulement de tambour annonça que mon savant confrère allait paraître. Tous les yeux étaient fixés sur la barrière ; elle s'ouvrit enfin, et l'âne savant parut. Il était maigre, chétif ; il avait l'air triste et malheureux. Son maître l'appela ; il approcha sans empressement, et même avec un air de crainte ; je vis d'après cela que le pauvre animal avait été bien battu pour apprendre ce qu'il savait.
    «Messieurs et mesdames, dit le maître, j'ai l'honneur de vous présenter MIRLIFLORE, le prince des ânes. Cet âne, messieurs, mesdames, n'est pas si âne que ses confrères ; c'est un âne savant, plus savant que beaucoup d'entre vous : c'est l'âne par excellence, qui n'a pas son pareil. Allons, Mirliflore, montrez ce que vous savez faire ; et d'abord saluez ces messieurs et ces dames comme un âne bien élevé.»
    J'étais orgueilleux, ce discours me mit en colère ; je résolus de me venger avant la fin de la séance.
    Mirliflore avança de trois pas, et salua de la tête d'un air dolent.
    -Va Mirliflore, va porter ce bouquet à la plus jolie dame de la société.
    Je ris en voyant toutes les mains se tendre à moitié, et s'apprêter à recevoir le bouquet. Mirliflore fit le tour du cercle, et s'arrêta devant une grosse et laide femme, que j'ai su depuis être la femme du maître. Mirliflore y déposa ses fleurs.

    Ce manque de goût m'indigna ; je sautai dans le cercle par-dessus la corde, à la grande surprise de l'assemblée ; je saluai gracieusement devant, derrière, à droite, à gauche, je marchai d'un pas résolu vers la grosse femme, je lui arrachai le bouquet, et j'allai le déposer sur les genoux de Camille ; je retournai à ma place aux applaudissements de toute l'assemblée. Chacun se demandait ce que signifiait cette apparition ; quelques personnes crurent que c'étaient arrangé d'avance, et qu'il y avait deux ânes savants au lieu d'un ; d'autres qui me voyaient en compagnie de mes petits maîtres, et qui me connaissaient, étaient ravis de mon intelligence.
    Le maître de Mirliflore semblait fort contrarié, Mirliflore paraissait indifférent à mon triomphe ; je commençai à croire qu'il était réellement bête, ce qui est assez rare parmi nous autres ânes. Quand le silence fut rétabli, le maître appela de nouveau Mirliflore.
    «Venez, Mirliflore, faites voir à ces messieurs et dames qu'après avoir su distinguer la beauté, vous savez aussi reconnaître la sottise ; prenez ce bonnet, et posez-le sur la tête du plus sot de l'assemblée.»
    Et il lui présenta un magnifique bonnet d'âne garni de sonnettes et de rubans de toutes couleurs. Mirliflore le prit entre ses dents, et se dirigea vers un gros garçon rouge, qui baissait d'avance la tête pour recevoir le bonnet. Il était facile de reconnaître, à sa ressemblance avec la grosse femme si faussement proclamée la plus belle de la société, que ce gros garçon était le fils et le compère du maître.
    «Voici, pensai-je, le moment de me venger des paroles insultantes de cet imbécile.»
    Et, avant qu'on eut songé à me retenir, je m'élançai encore dans l'arène, je courus à mon confrère, je lui arrachai le bonnet d'âne au moment où il le posait sur la tête du gros garçon, et, avant que le maître eût eu le temps de se reconnaître, je courus à lui, je mis mes pieds de devant sur ses épaules, et je voulus placer le bonnet sur sa tête.

    Il me repoussa avec violence, et il devint d'autant plus furieux, que les rires mêlés d'applaudissements se firent entendre de tous côtés.
    —Bravo ! l'âne, criait-on ; c'est lui qui est le vrai âne savant !
    Enhardi par les applaudissements de la foule, je fis un nouvel effort pour le coiffer du bonnet d'âne ; à mesure qu'il reculait, j'avançais, et nous finîmes par une course ventre à terre, l'homme se sauvait à toutes jambes, moi courant après lui, ne pouvant parvenir à lui mettre le bonnet, et ne voulant pourtant pas lui faire de mal. Enfin j'eus l'adresse de sauter sur son dos en passant mes pieds de devant sur ses épaules, et, m'appuyant de tout mon poids sur lui, il tomba ; je profitai de sa chute pour enfoncer le bonnet sur sa tête, et je l'enfonçai jusqu'au menton. Je me retirai immédiatement ; l'homme se releva, mais n'y voyant pas clair, et se sentant étourdi de sa chute, il se mit à tourner, à sauter. Et moi, pour compléter la farce, je me mis à l'imiter d'une façon grotesque, à tourner, à sauter comme lui ; j'interrompais parfois cette burlesque imitation en allant lui braire dans l'oreille, et puis je me mettais sur mes pieds de derrière, et je sautais comme lui, tantôt à côté, tantôt en face.
    Dépeindre les rires, les bravos, les trépignements joyeux de toute l'assemblée est impossible ; jamais âne au monde n'eut un pareil succès, un pareil triomphe. Le cercle fut envahi par des milliers de personnes qui voulaient me toucher, me caresser, me voir de près. Ceux qui me connaissaient en étaient fiers ; ils me nommaient à ceux qui ne me connaissaient pas ; ils racontaient une foule d'histoires vraies et fausses dans lesquelles je jouais un rôle magnifique.

    Une fois, disait-on, j'avais éteint un incendie en faisant marcher une pompe tout seul ; j'étais monté à un troisième étage, j'avais ouvert la porte de ma maîtresse, je l'avais saisie endormie sur son lit, et, comme les flammes avaient envahi tous les escaliers et fenêtres, je m'étais élancé du troisième étage, après avoir eu soin de placer ma maîtresse sur mon dos : ni elle ni moi, nous ne nous étions blessés, parce que l'ange gardien de ma maîtresse nous avait soutenus en l'air pour nous faire descendre à terre tout doucement. Une autre fois, j'avais tué à moi tout seul cinquante brigands en les étranglant les uns après les autres d'un seul coup de dent, de manière qu'aucun d'eux n'eût le temps de se réveiller et de donner l'alarme à ses camarades. J'avais été ensuite délivrer, dans les cavernes, cent cinquante prisonniers que ces voleurs avaient enchaînés pour les engraisser et les manger. Une autre fois, enfin, j'avais battu à la course les meilleurs chevaux du pays ; j'avais fait en cinq heures vingt-cinq lieues sans m'arrêter.
    A mesure que ces nouvelles se répandaient, l'admiration augmentait ; on se pressait, on s'étouffait autour de moi ; les gendarmes furent obligés de faire écarter la foule. Heureusement que les parents de Louis, de Jacques et de tous mes autres maîtres avaient emmené les enfants dès que la foule s'était amassée autour de moi. J'eus beaucoup de peine à m'échapper, même avec le secours des gendarmes ; on voulait me porter en triomphe. Je fus obligé, pour me soustraire à cet honneur, de donner par-ci par-là quelques coups de dents, et même de décocher quelques ruades ; mais j'eus soin de ne blesser personne, c'était seulement pour faire peur et m'ouvrir un passage.
    Une fois débarrassé de la foule, je cherchai Louis et Jacques ; je ne les aperçus d'aucun côté.

    Je ne voulais pourtant pas que mes chers petits maîtres revinssent à pied jusque chez eux. Sans perdre mon temps à les chercher, je courus à l'écurie où l'on mettait toujours nos chevaux et nos harnais. J'y entrai, je ne les y trouvai plus ; on était parti. Alors, courant à toutes jambes sur la grand'route qui menait au château, je ne tardai pas à rattraper les voitures, dans lesquelles on avait entassé les enfants sur les parents ; ils étaient une quinzaine dans les deux calèches.

     

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    —Cadichon ! voilà Cadichon ! s'écrièrent tous les enfants quand ils m'aperçurent.
    On fit arrêter les voitures ; Jacques et Louis demandèrent à descendre pour m'embrasser, me complimenter et revenir à pied ; puis Jeanne et Henriette, puis Pierre et Henri, puis enfin Elisabeth, Madeleine et Camille.
    —Voyez-vous, disaient Louis et Jacques, que nous connaissons mieux que vous l'esprit de Cadichon ; voyez comme il a été intelligent ! Comme il a bien compris les tours de ce sot Mirliflore et son imbécile de maître !
    —C'est vrai, dit Pierre ; mais je voudrais bien savoir pourquoi il a voulu absolument mettre le bonnet d'âne au maître. Est-ce qu'il a compris que le maître était un sot, et qu'un bonnet d'âne est le signe qui indique la sottise ?
    Camille :—Certainement, il l'a compris ; il a bien assez d'esprit pour cela.
    Elisabeth :—Ah ! ah ! ah ! Tu dis cela parce qu'il t'a donné le bouquet comme à la plus jolie de l'assemblée.
    Camille :—Pas du tout, je n'y pensais pas, et, à présent que tu m'en parles, je me souviens que j'ai été étonnée, et que j'aurais voulu qu'il allât porter le bouquet à maman : c'est elle qui était la plus belle de l'assemblée.
    Pierre :—C'est toi qui la représentais, et puis je trouve, moi, qu'après ma tante l'âne ne pouvait mieux choisir.

    Madeleine :—Et moi donc, et moi, est-ce que je suis laide ?
    Pierre :—Certainement non, mais chacun a son goût, et le goût de Cadichon lui a fait choisir Camille.
    Elisabeth :—Au lieu de parler de jolies ou de laides, nous devrions demander à Cadichon comment il a pu si bien comprendre ce que disait cet homme ?
    Henriette :—Quel dommage que Cadichon ne puisse parler ! que d'histoires il nous raconterait !
    Elisabeth :—Qui sait s'il ne nous comprend pas ? J'ai bien lu, moi, les Mémoires d'une poupée ; est-ce qu'une poupée a l'air de voir et de comprendre ? Cette poupée a écrit qu'elle entendait tout, qu'elle voyait tout.
    Henri :—Est-ce que tu crois cela, toi ?
    Elisabeth :—Certainement, je le crois.
    Henri :—Comment la poupée a-t-elle pu écrire ?
    Elisabeth :—Elle écrivait la nuit avec une toute petite plume de colibri, et elle cachait ses Mémoires sous son lit.
    Madeleine :—Ne crois donc pas de pareilles bêtises, ma pauvre Elisabeth ; c'est une dame qui a écrit ces Mémoires d'une poupée, et, pour rendre le livre plus amusant elle a fait semblant d'être la poupée et d'écrire comme si elle était une poupée.
    Elisabeth :—Tu crois que ce n'est pas une vraie poupée qui a écrit ?
    Camille :—Certainement non. Comment veux-tu qu'une poupée, qui n'est pas vivante, qui est faite en bois, en peau et remplie de son, puisse réfléchir, voir, entendre, écrire ?
    Tout en causant, nous arrivions au château ; les enfants coururent tous à leur grand'mère, qui était restée à la maison.

    Ils lui racontèrent tout ce que j'avais fait et combien j'avais étonné et enchanté tout le monde.
    —Mais il est vraiment merveilleux, ce Cadichon ! s'écria-t-elle en venant me caresser. J'ai connu des ânes fort intelligents, plus intelligents que toute autre bête, mais jamais je n'en ai vu comme Cadichon ! Il faut avouer qu'on est bien injuste envers les ânes.
    Je me retournai vers elle, et je la regardai avec reconnaissance.
    —On dirait en vérité qu'il m'a comprise, continua-t-elle. Mon pauvre Cadichon, sois sûr que je ne te vendrai pas tant que je vivrai, et que je te ferai soigner comme si tu comprenais tout ce qui se fait autour de toi.
    Je soupirai en pensant à l'âge de ma vieille maîtresse ; elle avait cinquante-neuf ans, et moi je n'en avais que neuf ou dix.
    «Mes chers petits maîtres, quand votre grand'mère mourra, gardez-moi, je vous prie, ne me vendez pas, et laissez-moi mourir en vous servant.»
    Quant au malheureux maître de l'âne savant, je me repentis amèrement plus tard du tour que je lui avais joué, et vous verrez le mal que j'ai fait en voulant montrer mon esprit.


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  • XVIII - Le baptême

     

    Pierre et Camille devaient être parrain et marraine d'un enfant qui venait de naître, et dont la mère avait été bonne de Camille.
    Camille voulait qu'on donnât son nom à sa filleule.
    —Pas du tout, dit Pierre ; puisque je suis le parrain, j'ai droit de lui donner un nom, et je veux l'appeler Pierrette.
    Camille :—Pierrette ! mais c'est un affreux nom ! Pas du tout. Je ne veux pas qu'elle s'appelle Pierrette. Elle s'appellera Camille ; je suis la marraine, et j'ai le droit de l'appeler comme moi.
    Pierre :—Non ; c'est le parrain qui a le plus de droits, et je l'appellerai Pierrette.
    Camille :—Si tu l'appelles Pierrette, je ne veux pas être marraine.
    Pierre :—Si tu l'appelles Camille, je ne veux pas être parrain.
    Camille :—Eh bien ! faites comme vous voulez ; je demanderai à papa d'être parrain à votre place.
    Pierre :—Et moi, mademoiselle, je demanderai à maman d'être marraine à votre place.
    Camille :—D'abord, je suis sûre que ma tante ne voudra pas qu'elle s'appelle Pierrette ; c'est affreux et ridicule !
    Pierre :—Et moi je suis certain que mon oncle ne voudra pas qu'elle s'appelle Camille ; c'est horrible et bête !
    Camille :—Et comment donc m'a-t-il appelée Camille, moi ? Va lui dire que c'est un nom horrible et bête ; va, mon bonhomme, et tu verras comme tu seras bien reçu.
    Pierre :—Enfin, tu diras ce que tu voudras, mais je dis que je ne serai pas parrain d'une Camille.
    —Papa, dit malicieusement Camille en courant à son père, voulez-vous être parrain avec moi de la petite Camille ?
    Le papa :—Quelle Camille, chère Minette ? je ne connais de Camille que toi.

    Camille :—C'est ma petite filleule, papa, que je veux appeler Camille quand on la baptisera aujourd'hui.
    Le papa :—Mais Pierre doit être parrain avec toi ; on n'a jamais deux parrains.
    Camille :—Papa, Pierre ne veut plus l'être.
    Le papa :—Ne veut plus ? Pourquoi ce caprice ?
    Camille :—Parce qu'il trouve le nom de Camille horrible et bête, et qu'il veut l'appeler Pierrette.
    Le papa :—Pierrette ! Mais c'est bien ce nom-là qui serait horrible et bête.
    Camille :—C'est ce que je lui ai dit, papa ; il ne veut pas me croire.
    Le papa :—Ecoute, ma fille, tâche de t'entendre avec ton cousin. Mais, s'il persiste à ne vouloir être parrain qu'à la condition de l'appeler Pierrette, je le remplacerai très volontiers.
    Pendant cette conversation de Camille avec son papa, Pierre avait couru chez sa maman.
    —Maman, lui dit-il, voulez-vous remplacer Camille, et être marraine avec moi de la petite fille qu'on doit baptiser aujourd'hui ?
    La maman :—Pourquoi donc remplacer Camille ? La bonne demande que ce soit elle qui soit marraine.
    Pierre :—Maman, c'est parce qu'elle veut que la petite fille s'appelle Camille ; je trouve ce nom très laid, et, comme je suis parrain, je veux qu'elle s'appelle Pierrette.
    La maman :—Pierrette ! Mais c'est un affreux nom ! Autant Pierre est joli, autant Pierrette est ridicule.
    Pierre :—Oh ! maman, je vous en prie, laissez-moi l'appeler Pierrette...

    D'abord, je ne veux pas qu'elle s'appelle Camille.
    La maman :—Mais, si aucun de vous ne veut céder, comment vous arrangerez-vous ?
    Pierre :—Voilà pourquoi, maman, je viens vous demander de remplacer Camille pour appeler la petite Pierrette.
    La maman :—Mon pauvre Pierre, d'abord je te dirai franchement que je ne veux pas non plus de Pierrette, parce que c'est un nom ridicule. Et puis la mère de l'enfant a été bonne de Camille et non pas la tienne, et tu penses bien que c'est surtout Camille qu'elle veut avoir pour marraine de sa fille. Je crois même qu'elle sera contente que son enfant porte le nom de Camille.
    Pierre :—Alors je ne veux pas être parrain.
    Camille accourut au même instant.
    Camille :—Eh bien ! Pierre, es-tu décidé ? On va partir dans une heure ; et il faut absolument un parrain.
    Pierre :—Je veux bien qu'elle ne s'appelle pas Pierrette, mais je ne veux pas qu'elle s'appelle Camille.
    Camille :—Puisque tu veux bien céder pour Pierrette, je veux bien aussi te céder pour Camille. Tiens, faisons une chose, demandons à ma bonne quel nom elle veut donner à sa fille !
    Pierre :—Tu as raison ; va le lui demander.
    Camille repartit en courant ; elle revint bientôt.
    —Pierre, Pierre, ma bonne veut que sa fille s'appelle Marie-Camille.
    Pierre :—Lui as-tu demandé s'il ne fallait pas l'appeler Pierrette, puisque je suis parrain ?
    Camille :—Si, je le lui ai demandé : elle s'est mise à rire ; maman a ri aussi : elles ont dit que c'était impossible, que Pierrette était trop laid.

    Pierre rougit un peu ; pourtant comme il commençait lui-même à trouver Pierrette un nom ridicule, il ne dit rien et soupira.
    —Où sont les dragées ? demanda-t-il.
    Camille :—Dans un grand panier qu'on emportera à l'église. On laissera ici les boîtes et les paquets. Tout est prêt ; viens voir combien il y en a.
    Ils coururent à l'antichambre, où tout était préparé.
    Pierre :—Pour quoi faire tous ces centimes ? Il y en a presque autant que de dragées.
    Camille :—C'est pour jeter aux enfants de l'école.
    Pierre :—Comment, aux enfants de l'école ? Nous irons donc à l'école après le baptême ?
    Camille :—Mais non : c'est pour jeter à la porte de l'église. Tous les enfants du village sont rassemblés, et on jette en l'air des poignées de dragées et de centimes ; ils les attrapent et les ramassent par terre.
    Pierre :—Est-ce que tu as déjà vu jeter des dragées ?
    Camille :—Non, jamais, mais on dit que c'est très amusant.
    Pierre :—Je crois que je n'aimerai pas cela ; bien certainement ils se battent, ils se font mal. Et puis je n'aime pas qu'on jette les dragées aux enfants comme à des chiens.
    —Camille, Pierre, venez, voici l'enfant qui arrive ; on va bientôt partir, s'écria Madeleine qui arrivait tout essoufflée.
    Tous partirent en courant pour aller au-devant de l'enfant.
    —Oh ! que notre filleule est belle ! dit Pierre.
    Camille :—Je crois bien ! elle a une robe brodée tout autour, un bonnet de dentelle, un manteau doublé de soie rose.
    Pierre :—Est-ce toi qui as donné tout cela ?
    Camille :—Oh non ! Je n'avais pas assez d'argent ; c'est maman qui a tout payé, excepté le bonnet, que j'ai acheté de mon argent.

    

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    Tout le monde était prêt ; quoiqu'il fît très beau temps, la calèche était attelée pour mener l'enfant avec sa nourrice, le parrain et la marraine. Camille et Pierre étaient fiers de se trouver, comme de grandes personnes, tout seuls dans la voiture. Ils partirent ; moi, j'attendais, attelé à la petite voiture des enfants ; Louis, Henriette et Elisabeth se mirent devant pour mener, et Henri grimpa derrière ; les mamans, les papas et les bonnes étaient partis les uns après les autres pour se trouver près de nous en cas d'accident, mais ce n'était que par excès de prudence, car, avec moi, ils savaient qu'il n'y avait rien à craindre.
    Je partis au galop, malgré la charge que je traînais ; mon amour-propre me poussait à atteindre et même à dépasser la calèche. J'allais comme le vent ; les enfants étaient enchantés.
    —Bravo ! criaient-ils. Courage, Cadichon ! Encore un temps de galop ! Vive Cadichon, le roi des ânes.
    Ils battaient des mains, ils applaudissaient.
    —Bravo ! criaient les personnages que je dépassais sur la route. En voilà-t-il un âne ! Il court tout comme un cheval. Allons, hardi, bonne chance et pas de culbute !
    Les papas et les mamans, qui étaient échelonnés le long du chemin, n'étaient pas très rassurés ; ils voulurent me faire ralentir, mais je ne les écoutai pas, et je n'en galopai que mieux. Je ne tardai pas à rattraper la calèche ; je passai triomphalement devant les chevaux, qui me regardaient avec surprise. Se trouvant humiliés, eux qui étaient partis avant, d'être dépassés par un âne, ils voulurent aussi se mettre au galop ; mais le cocher les retint, et ils furent obligés de ralentir leur pas, tandis que j'allongeais le mien.

    Quand la calèche arrêta à la porte de l'église, tous mes petits maîtres et maîtresses étaient déjà descendus de voiture, et moi, je m'étais rangé le long d'une haie pour avoir de l'ombre ; j'avais chaud, j'étais essoufflé.
    A mesure que les parents arrivaient, ils admiraient ma vitesse, et ils faisaient compliment aux enfants sur leur équipage.
    Le fait est que nous faisions un bon effet, ma voiture et moi. J'étais bien brossé, et bien peigné ; mon harnais étais ciré, verni ; il était semé de pompons rouges ; on m'avait mis des dahlias panachés rouge et blanc au-dessus des oreilles. La voiture était brossée, vernie. Nous avions très bon air.
    J'entendis par la fenêtre ouverte la cérémonie du baptême ; l'enfant cria comme si on l'égorgeait. Camille et Pierre, un peu embarrassés de leurs grandeurs, s'embrouillèrent en disant le Credo ; le curé fut obligé de les souffler. Je jetai un cou d'oeil à la fenêtre : je vis la pauvre marraine et le malheureux parrain rouges comme des cerises, et les larmes dans les yeux. Pourtant, ce qui leur arrivait était bien naturel, et arrive à bien des grandes personnes.
    Quand la petite Marie-Camille fut baptisée, on sortit de l'église pour jeter aux enfants, qui attendaient à la porte, les dragées et les centimes. Aussitôt que le parrain et la marraine parurent, les enfants crièrent tous ensemble : «Vive le parrain ! vive la marraine !»
    Le panier de dragées était prêt ; on l'apporta à Camille, pendant qu'on donnait à Pierre le panier de centimes. Camille prit une poignée et la fit retomber en pluie sur les enfants ; là commença une véritable bataille, une vraie scène de chiens affamés. Les enfants se disputaient les dragées et les centimes : tous se précipitaient vers le même point ; ils s'arrachaient les cheveux ; ils se battaient, ils se roulaient par terre, ils se disputaient chaque dragée et chaque centime.

    Il y en eut la moitié de perdus, foulés aux pieds, disparus dans l'herbe. Pierre ne riait pas ; Camille, qui avait ri aux premières poignées, ne riait plus, elle voyait que les batailles étaient sérieuses, que plusieurs enfants pleuraient, que d'autres avaient la figure égratignée.
    Quand ils furent remontés en voiture :
    —Tu avais raison, Pierre, dit-elle ; la prochaine fois que je serai marraine, je donnerai les dragées à tous les enfants, mais je ne les jetterai pas.
    —Ni moi les centimes, dit Pierre, je les donnerai comme toi.
    La voiture partit ; je n'entendis pas la suite de leur conversation.
    Les miens remontèrent dans mon équipage. Mais, cette fois, les papas et les mamans voulurent nous accompagner.
    —Cadichon a produit son effet, dit la maman de Camille ; il peut revenir plus sagement, ce qui nous permettra de faire la route avec vous.
    —Maman, dit Madeleine, est-ce que vous aimez cet usage de jeter aux enfants des dragées et des centimes ?
    La maman :—Non, ma chère enfant, je trouve cela ignoble : les enfants deviennent semblables à des chiens qui se battent pour un os. Si jamais je suis marraine dans ce pays-ci, je ferai donner des dragées, et je ferai porter aux pauvres l'argent qu'on dépense en centimes, perdus en grande partie.
    Madeleine :—Vous avez bien raison, maman ; tâchez, je vous en prie, que je sois aussi marraine pour faire comme vous dites.
    La maman, souriant :—Pour être marraine, il faut avoir un enfant à baptiser, et je n'en connais pas.
    Madeleine :—C'est ennuyeux ! J'aurais été marraine avec Henri.

    Comment nommeras-tu ton filleul, Henri ?
    Henri :—Henri, comme de raison ; et toi ?
    Madeleine :—Je l'appellerai Madelon.
    Henri :—Quelle horreur ! Madelon ! D'abord ce n'est pas un nom.
    Madeleine :—C'est un nom tout comme Pierrette.
    Henri :—Pierrette est plus joli ; et puis, tu vois bien que Pierre a cédé.
    —Je pourrai bien céder aussi, dit Madeleine en riant : mais nous avons le temps d'y penser.
    Nous arrivions au château ; chacun descendit de voiture et alla défaire sa belle toilette ; on m'enleva aussi mes pompons, mes dahlias, et je revins brouter mon herbe pendant que les enfants mangeaient leur goûter.

     

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