• XVI - MÉDOR

     

    Je connaissais Médor depuis longtemps ; j'étais jeune, et il était plus jeune encore quand nous nous sommes connus et aimés. Je vivais alors misérablement chez ces méchants fermiers qui m'avaient acheté à un marchand d'ânes, et de chez lesquels je m'étais sauvé avec tant d'habileté. J'étais maigre, car je souffrais sans cesse de la faim. Médor, qu'on leur avait donné comme chien de garde, et qui s'est trouvé être un superbe et excellent chien de chasse, était moins malheureux que moi ; il amusait les enfants qui lui donnaient du pain et des restes de laitage ; de plus, il m'a avoué que lorsqu'il pouvait se glisser à la laiterie avec la maîtresse ou la servante, il trouvait toujours moyen d'attraper quelques gorgées de lait ou de crème, et de saisir les petits morceaux de beurre qui sautaient de la baratte pendant qu'on le faisait. Médor était bon ; ma maigreur et ma faiblesse lui firent pitié ; un jour il m'apporta un morceau de pain, et me le présenta d'un air triomphant.

     

    La Cabanerie


    —Mange, mon pauvre ami, me dit-il, dans son langage ; j'ai assez du pain qu'on me donne pour me nourrir, et toi, tu n'as que des chardons et de mauvaises herbes en quantité à peine suffisante pour te faire vivre.
    —Bon Médor, lui répondis-je, tu te prives pour moi, j'en suis certain. Je ne souffre pas autant que tu le penses ; je suis habitué à peu manger, à peu dormir, à beaucoup travailler et à être battu.
    —Je n'ai pas faim. Prouve-moi ton amitié en acceptant mon petit présent. C'est bien peu de chose, mais je te l'offre avec plaisir, et si tu me refusais, j'en aurais du chagrin.
    —Alors j'accepte, mon bon Médor, lui répondis-je, parce que je t'aime ; et je t'avoue que ce pain me fera grand bien, car j'ai faim.
    Et je mangeai le pain du bon Médor, qui regardait avec joie l'empressement avec lequel je broyais et j'avalais.

    Je me sentis tout remonté par ce repas inaccoutumé ; je le dis à Médor, croyant par là lui mieux témoigner ma reconnaissance ; il en résulta que tous les jours il m'apportait le plus gros morceau de ceux qu'on lui donnait. Le soir, il venait se coucher près de moi sous l'arbre ou le buisson que je choisissais pour passer ma nuit ; nous causions alors sans parler. Nous autres animaux, nous ne prononçons pas des paroles comme les hommes, mais nous nous comprenons par des clignements d'yeux, des mouvements de tête, d'oreilles, de la queue, et nous causons entre nous tout comme les hommes.
    Un soir, je le vis arriver triste et abattu.
    —Mon ami, me dit-il, je crains de ne plus pouvoir à l'avenir t'apporter une partie de mon pain ; les maîtres ont décidé que j'étais assez grand pour être attaché toute la journée, qu'on ne me lâcherait qu'à la nuit. De plus, la maîtresse a grondé les enfants de ce qu'ils me donnaient trop de pain ; elle leur a défendu de me rien donner à l'avenir, parce qu'elle voulait me nourrir elle-même, et peu, pour me rendre bon chien de garde.
    —Mon bon Médor, lui dis-je, si c'est le pain que tu m'apportes qui te tourmente, rassure-toi, je n'en ai plus besoin ; j'ai découvert ce matin un trou dans le mur du hangar à foin ; j'en ai déjà tiré un peu, et je pourrai facilement en manger tous les jours.
    —En vérité ! s'écria Médor, je suis heureux de ce que tu me dis ; mais j'avais pourtant un grand plaisir à partager mon pain avec toi. Et puis, être attaché tout le jour, ne plus venir te voir, c'est triste.
    Nous causâmes encore quelque temps, il me quitta fort tard.
    —J'aurai le temps de dormir le jour, disait-il ; et toi tu n'as pas grand'chose à faire dans cette saison-ci.
    Toute la journée du lendemain se passa en effet sans que je visse mon pauvre ami.

    Vers le soir, je l'attendais avec impatience, lorsque j'entendis ses cris. Je courus près de la haie ; je vis la méchante fermière qui le tenait par la peau du cou, pendant que Jules le frappait avec le fouet du charretier. Je m'élançai au travers de la haie par une brèche mal fermée ; je me jetai sur Jules, et je le mordis au bras de façon à lui faire tomber le fouet des mains. La fermière lâcha Médor, qui se sauva, c'est ce que je voulais ; je lâchai aussi le bras de Jules, et j'allais retourner dans mon enclos, lorsque je me sentis saisir par les oreilles ; c'était la fermière, qui dans sa colère, criait à Jules :
    —Donne-moi le grand fouet, que je corrige ce mauvais animal ! Jamais plus méchant âne n'a été vu en ce monde. Donne donc, ou claque-le toi-même.
    —Je ne peux remuer le bras, dit Jules en pleurant ; il est tout engourdi.
    La fermière saisit le fouet tombé à terre, et courut à moi pour venger son méchant garçon. Je n'eus pas la sottise de l'attendre comme vous pouvez bien penser. Je fis un saut et m'éloignai quand elle fut près de m'atteindre ; elle continua à me poursuivre et moi à me sauver, ayant grand soin de me tenir hors de la portée du fouet. Je m'amusai beaucoup à cette course ; je voyais la colère de ma maîtresse augmenter à mesure qu'elle se fatiguait ; je la faisais courir et suer sans me donner de mal, la méchante femme était en nage, était rendue, sans avoir eu le plaisir de m'attraper seulement du bout de son fouet. Mon ami était suffisamment vengé quand la promenade fut terminée. Je le cherchai des yeux, car je l'avais vu courir du côté de mon enclos ; mais il attendait, pour se montrer, le départ de sa cruelle maîtresse.
    —Misérable ! scélérat ! cria l'enragée fermière en se retirant ; tu me le payeras quand tu seras sous le bât.
    Je restai seul.

    J'appelai ; Médor sortit timidement la tête du fossé où il était caché ; je courus à lui.
    —Viens ! lui dis-je. Elle est partie. Qu'as-tu fait ? Pourquoi te faisait-elle battre par Jules ?
    —Parce que j'avais un morceau de pain qu'un des enfants avait posé par terre : elle m'a vu, s'est élancée sur moi, a appelé Jules, et lui a ordonné de me battre sans pitié.
    —Est-ce que personne n'a cherché à te défendre ?
    —Me défendre ! Ah oui ! vraiment ! ils ont tous crié : «C'est bien fait ! c'est bien fait ! Fouette-le, Jules, pour qu'il recommence pas.—Soyez tranquilles, répondit Jules, je n'irai pas de main-morte ; vous allez voir comme je vais le faire chanter.» Et à mon premier cri, ils ont tous battu des mains et crié : «Bravo ! Encore, encore !»
    —Méchants petits drôles ! m'écriai-je. Mais pourquoi as-tu pris ce morceau de pain, Médor ? Est-ce qu'on ne t'avait pas donné ton souper ?
    —Si fait, si fait. J'avais mangé ; mais le pain de ma soupe était si émietté, que je n'ai pu en rien retirer pour toi, et si j'avais pu emporter ce gros morceau que les enfants avaient fait tomber, tu aurais eu un bon régal.
    —Mon pauvre Médor, c'est pour moi que tu as été battu !... Merci, mon ami, merci ; je n'oublierai jamais ton amitié, ta bonté !... Mais ne recommence pas, je t'en supplie ; crois-tu que ce pain m'eût fait plaisir, si j'avais su ce qu'il devait te faire souffrir ? J'aimerais cent fois mieux ne vivre que de chardons, et te savoir bien traité et heureux.
    Nous causâmes longtemps encore, et je fis promettre à Médor de ne plus se mettre, à cause de moi, dans le cas d'être battu ; je lui promis aussi de faire toutes sortes de tours à tous les gens de la ferme, et je tins parole.

    Un jour, je jetai dans un fossé plein d'eau Jules et sa soeur, et je me sauvai, les laissant barboter et se débattre. Un autre jour, je poursuivis le petit de trois ans comme si j'avais voulu le mordre ; il criait et courait avec une terreur qui me réjouissait. Une autre fois, je fis semblant d'être pris de coliques, et je me roulai sur la grande route avec une charge d'oeufs sur le dos ; tous les oeufs furent écrasés ; la fermière, quoique furieuse, n'osait pas me frapper ; elle me croyait réellement malade ; elle pensa que j'allais mourir ; que l'argent que je leur avais coûté serait perdu, et, au lieu de me battre, elle me ramena et me donna du foin et du son. Je n'ai jamais fait un meilleur tour de ma vie, et le soir, en le racontant à Médor, nous nous pâmions de rire. Une autre fois, je vis tout leur linge étalé sur la haie pour sécher. Je pris toutes les pièces l'une après l'autre avec mes dents, et je les jetai dans le jus du fumier. Personne ne m'avait vu faire ; quand la maîtresse ne trouva plus son linge, et qu'après l'avoir cherché partout, elle le trouva dans le jus du fumier, elle se mit dans une épouvantable colère ; elle battit la servante, qui battit les enfants, qui battirent les chats, les chiens, les veaux, les moutons. C'était un vacarme charmant pour moi, car tous criaient, tous juraient, tous étaient furieux. Ce fut encore une soirée bien gaie que nous passâmes, Médor et moi.

     

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    En réfléchissant depuis à toutes ces méchancetés, je me les suis sincèrement reprochées, car je me vengeais sur des innocents des fautes des coupables. Médor me blâmait quelquefois, et me conseillait d'être meilleur et plus indulgent ; mais je ne l'écoutais pas, je devenais de plus en plus méchant ; j'en ai été bien puni, comme on le verra plus tard.
    Un jour, jour de tristesse et de deuil, un monsieur qui passait vit Médor, l'appela, le caressa ; puis il alla parler au fermier, et le lui acheta pour cent francs.

    Le fermier, qui croyait avoir un chien de peu de valeur, était enchanté ; mon pauvre ami fut immédiatement attaché avec un bout de corde, et emmené par son nouveau maître ; il me regarda d'un air douloureux ; je courus de tous côtés pour chercher un passage dans la haie, les brèches étaient bouchées ; je n'eus même pas la consolation de recevoir les adieux de mon cher Médor. Depuis ce jour je m'ennuyai mortellement ; ce fut peu de temps après qu'eut lieu l'histoire du marché, et ma fuite dans la forêt de Saint-Evroult. Pendant les années qui ont suivi cette aventure, j'ai souvent, bien souvent pensé à mon ami, et j'ai bien désiré le retrouver ; mais où le chercher ? J'avais su que son nouveau maître n'habitait pas le pays, qu'il n'y était venu que pour voir un de ses amis.
    Quand je fus amené chez votre grand'mère par mon petit Jacques, jugez de mon bonheur en voyant quelques temps après arriver, avec votre oncle et vos cousins Pierre et Henri, mon ami, mon cher Médor. Il fallait voir la surprise générale lorsqu'on vit Médor courir à moi, me faire mille caresses, et moi le suivre partout. On crut que c'était pour Médor la joie de se trouver à la campagne ; pour moi, on pensa que j'étais bien aise d'avoir un compagnon de promenade. Si l'on avait pu nous comprendre, deviner nos longues conversations, on aurait compris ce qui nous attirait l'un vers l'autre.
    Médor fut heureux de tout ce que je lui racontais de ma vie calme et heureuse, de la bonté de mes maîtres, de ma bonne et même glorieuse réputation dans le pays ; il gémit avec moi au récit de mes tristes aventures ; il rit, tout en me blâmant, des tours que j'avais joués au fermier qui m'avait acheté du père Georget ; il frémit d'orgueil au récit de mon triomphe dans la course d'ânes ; il gémit de l'ingratitude des parents de la pauvre Pauline, et il versa quelques larmes sur le triste sort de cette malheureuse enfant.

     

    XVII - LES ENFANTS DE L'ÉCOLE

     

    Médor s'était écarté un jour de la maison où il était né, et où il vivait assez heureux ; il poursuivait un chat qui lui avait enlevé un morceau de viande donnée par le cuisinier. On la trouvait trop avancée ; Médor, qui n'était pas si délicat, l'avait saisie et posée près de sa niche, lorsque le chat, caché à côté, s'élança dessus et l'emporta. Mon ami ne faisait pas souvent d'aussi friands repas ; il courut à toutes jambes après le voleur et, l'aurait bientôt attrapé, si le méchant chat n'avait imaginé de grimper sur un arbre. Médor ne pouvait le suivre si haut ; il fut donc obligé de regarder le fripon dévorer sous ses yeux l'excellent morceau qu'il avait dérobé. Justement irrité d'une semblable effronterie, il resta au pied de l'arbre, aboyant, grondant, et faisant mille reproches. Ses aboiements attirèrent des enfants qui sortaient de l'école ; ils se joignirent à Médor pour injurier le chat ; ils finirent même par ramasser des pierres et lui en jeter ; c'était une véritable grêle. Le chat se sauva au haut de l'arbre, se cacha dans les endroits les plus touffus : ce qui n'empêcha pas les méchants garçons de continuer leur jeu et de faire des hourras de joie chaque fois qu'un miaulement plaintif leur apprenait que le chat avait été touché et blessé.

     

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    Médor commençait à s'ennuyer de ce jeu ; les miaulements douloureux du chat avaient fait passer sa colère, et il craignait que les enfants ne fussent trop cruels. Il se mit donc à aboyer contre eux et à les tirer par leurs blouses ; ils n'en continuèrent pas moins à lancer des pierres ; seulement, ils en jetèrent aussi quelques-unes à mon pauvre ami. Enfin un cri rauque et horrible, suivi d'un craquement dans les branches, annonça qu'ils avaient réussi, que le chat était grièvement blessé, et qu'il tombait de l'arbre.

    Une minute après, il était par terre, non seulement blessé, mais raide mort ; il avait eu la tête brisée par une pierre. Les méchants enfants se réjouirent de leur succès, au lieu de pleurer sur leur cruauté et sur les souffrances qu'ils avaient fait endurer à ce pauvre animal. Médor regardait son ennemi d'un air compatissant, et les garçons d'un air de reproche ; il allait retourner à la maison, lorsqu'un des enfants s'écria :
    —Faisons-lui prendre un bain dans la rivière, ce sera très amusant.
    —Bien dit, bien imaginé ! s'écrièrent les autres. Attrape-le, Frédéric ; le voilà qui se sauve.
    Et voilà Médor poursuivi par ces méchants vauriens, eux et lui courant à toutes jambes ; ils étaient malheureusement une douzaine, qui s'étaient espacés, ce qui l'obligeait à toujours courir droit devant lui, car aussitôt qu'il cherchait à leur échapper à droite ou à gauche, tous l'entouraient, et il retardait ainsi sa fuite au lieu de l'accélérer. Il était bien jeune alors, il n'avait que quatre mois ; il ne pouvait courir vite ni longtemps ; il finit donc par être pris. L'un le saisit par la queue, l'autre par la patte, d'autres par le cou, les oreilles, le dos, le ventre ; ils le tiraient chacun de leur côté, et s'amusaient de ses cris. Enfin, ils lui attachèrent au cou une ficelle qui le serrait à l'étrangler, le tirèrent après eux, et le firent avancer avec force coups de pied ; ils arrivèrent ainsi jusqu'à la rivière ; l'un deux allait l'y jeter après avoir défait la ficelle ; mais le plus grand s'écria :
    —Attends, donne-moi la ficelle, attachons-lui deux vessies au cou pour le faire nager, nous le pousserons jusqu'à l'usine, et nous le ferons passer sous la roue.
    Le pauvre Médor se débattait vainement ; que pouvait-il faire contre une douzaine de gamins dont les plus jeunes avaient pour le moins dix ans ?

    André, le plus méchant de la bande, lui attacha les deux vessies autour du cou, et le lança au beau milieu de la petite rivière. Mon malheureux ami, poussé par le courant plus encore que par les perches que tenaient ses bourreaux, était à moitié noyé et à moitié étranglé par la ficelle que l'eau avait resserrée. Il arriva ainsi jusqu'à l'endroit où l'eau se précipitait avec violence sous la roue de l'usine. Une fois sous la roue, il devait nécessairement y être broyé.
    Les ouvriers revenaient de dîner, et s'apprêtaient à lever la pale qui retenait l'eau. Celui qui devait la lever aperçut Médor, et s'adressa aux méchants enfants qui attendaient en riant que la pale, une fois levée, laissât passer Médor, et que l'eau l'entraînât sous la roue.
    —Encore un de vos méchants tours, mauvais garnements. Eh ! les amis, à moi ! Venez corriger ces gamins qui s'amusent à noyer un pauvre chien.
    Ses camarades accoururent, et, pendant qu'il sauvait Médor en lui tendant une planche, sur laquelle il monta, les autres firent la chasse à ses tourmenteurs, les attrapèrent tous, et les fouettèrent, les uns avec des cordes, les autres avec des fouets, d'autres avec des baguettes. Ils criaient tous à qui mieux mieux ; les ouvriers n'en tapaient que plus fort. Enfin, ils les laissèrent aller, et la bande partit, criant, hurlant et se frottant les reins.
    Le sauveur de Médor avait coupé la ficelle qui l'étranglait ; il l'avait couché au soleil sur du foin ; Médor fut bientôt sec et prêt à retourner à la maison. Le forgeron l'y ramena, mais on lui dit qu'il pouvait bien le garder, qu'on avait déjà trop de chiens, et qu'on jetterait celui-là à l'eau avec une pierre au cou s'il ne voulait pas l'emmener.

    C'était un brave homme ; il eut pitié de Médor et le ramena chez lui. Quand sa femme vit le chien, elle jeta les hauts cris, disant que son mari la ruinait, qu'elle n'avait pas de quoi nourrir un animal propre à rien, qu'il faudrait encore payer l'impôt sur les chiens.
    Enfin, elle cria et se plaignit si haut, que le mari, pour avoir la paix, se débarrassa de Médor, en le donnant au méchant fermier chez lequel je vivais déjà, et qui avait besoin d'un chien de garde.
    Voilà comment Médor et moi nous nous sommes connus, et voilà pourquoi nous nous sommes aimés.

     

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  • XV - LA CHASSE

     

    Le lendemain devait avoir lieu, comme je l'ai dit, l'ouverture de la chasse. Pierre et Henri furent prêts avant tout le monde ; c'était leur début ; ils avaient leurs fusils en bandoulière, leur carnassière passée sur l'épaule ; leurs yeux brillaient de bonheur ; ils avaient pris un air fier et batailleur qui semblait dire que tout le gibier du pays devait tomber sous leurs coups. Je les suivais de loin, et je vis les préparatifs de la chasse.
    —Pierre, dit Henri d'un air délibéré, quand nos carnassières seront pleines, où mettrons-nous le gibier que nous tuerons ?
    —C'est précisément à quoi je pensais, répondit Pierre ; je demanderai à papa d'emmener Cadichon.
    Cette idée ne me plut pas ; je savais que les jeunes chasseurs tiraient partout et sur tout, sans s'occuper de ce qui était devant et près d'eux. En visant une perdrix, ils pouvaient m'envoyer leur plomb, et j'attendis avec inquiétude la suite de la proposition.
    —Papa, dit Pierre à son père qui arrivait, pouvons-nous emmener Cadichon ?
    —Pour quoi faire ? répondit le papa en riant ; tu veux donc chasser à âne, et poursuivre les perdrix à la course ! Dans ce cas, il faut d'abord attacher des ailes à Cadichon.
    Henri, contrarié :—Mais non, papa, c'est pour notre gibier quand nos carnassières seront trop pleines.
    Le papa, avec surprise et riant :—Porter votre gibier ! Vous croyez donc, pauvres innocents, que vous allez tuer quelque chose, et même beaucoup de choses ?
    Henri, piqué :—Certainement, papa ; j'ai vingt cartouches dans ma veste, et je tuerai au moins quinze pièces.
    Le papa :—Ah ! ah ! ah ! Elle est bonne, celle-là ! Sais-tu ce que vous tuerez, vous deux et votre ami Auguste ?
    Henri :—Quoi donc, papa ?

    Le papa :—Le temps, et rien avec.
    Henri, très piqué :—Alors, papa, je ne sais pas pourquoi vous nous avez donné des fusils, et pourquoi vous nous faites aller à la chasse, si vous nous croyez assez sots, assez maladroits pour ne rien tuer.
    Le papa :—C'est pour vous apprendre à chasser, petits nigauds, que je vous fais aller à la chasse. On ne tue jamais rien les premières fois.
    La conversation fut interrompue par l'arrivée d'Auguste, prêt aussi à tuer tout ce qu'il rencontrerait. Pierre et Henri étaient encore rouges d'indignation quand Auguste les rejoignit.
    Pierre :—Papa croit que nous ne tuerons rien, Auguste ; nous lui ferons voir que nous sommes plus adroits qu'il ne le pense.
    Auguste :—Sois tranquille, nous tuerons plus de gibier qu'eux.
    Henri :—Pourquoi plus qu'eux ?
    Auguste :—Parce que nous sommes jeunes, vifs, lestes et adroits, tandis que nos papas sont déjà un peu vieux.
    Henri :—C'est vrai, cela. Papa a quarante-deux ans. Pierre en a quinze, et moi treize. Quelle différence !
    Auguste :—Et mon papa à moi donc ! Il a quarante-trois ans ! Et moi qui en ai quatorze !
    Pierre :—Ecoute, je vais, sans le lui dire, faire mettre à Cadichon le bât avec les paniers. Il nous suivra et nous lui ferons porter notre gibier.
    Auguste :—Bien, très bien ; fais mettre les grands paniers ; si nous tuons un chevreuil, il lui faudra une fameuse place.
    Henri fut chargé de la commission.

     

    Fête de l'âne les ânes

     

    Je riais sous cape de la prévoyance. J'étais bien sûr de ne pas avoir la charge d'un chevreuil et de revenir avec les paniers vides comme au départ.
    —En route ! dirent les papas. Nous marcherons devant. Et vous, gamins, suivez de près. Quand nous serons en plaine, nous nous débanderons...
    —Qu'est-ce donc ? ajouta le papa de Pierre avec surprise ; Cadichon nous suit ? Cadichon orné de deux énormes paniers ?
    —C'est pour le gibier de ces messieurs, dit le garde en riant.
    Le papa :—Ah ! ah ! ah ! ils ont voulu faire à leur tête, ... soit ... je veux bien que Cadichon suive la chasse, s'il a du temps à perdre.
    Il regarda en souriant Pierre et Henri, qui prirent un air dégagé.
    —Ton fusil est-il armé, Pierre ? demanda Henri.
    Pierre :—Non, pas encore ; c'est si dur à armer et à désarmer, que j'aime mieux attendre qu'une perdrix parte.
    Le papa :—Nous voici en plaine ; à présent, marchons tous sur la même ligne, et tirons devant nous, et pas à droite ni à gauche, pour ne pas nous entre-tuer.
    Les perdrix ne tardèrent pas à partir de tous côtés ; j'étais resté prudemment derrière, et même un peu loin : je fis bien ; car plus d'un chien retardataire reçut des grains de plomb. Les chiens guettaient, arrêtaient, rapportaient ; les coups de fusil partaient sur toute la ligne. Je ne perdais pas de vue mes trois jeunes vantards ; je les voyais tirer souvent, mais ramasser, jamais : aucun des trois ne toucha ni lièvre, ni perdrix. Ils s'impatientaient, tiraient hors de portée, trop loin, trop près ; quelquefois tous trois tiraient la même perdrix, qui n'en volait que mieux.

    Les papas faisaient au contraire de la bonne besogne : autant de coups de fusil, autant de pièces dans leurs carnassières. Après deux heures de chasse, le papa de Pierre et de Henri s'approcha d'eux.
    —Eh bien ! mes enfants, Cadichon est-il bien chargé ? Y a-t-il encore de la place pour vider ma carnassière, qui est trop pleine ?
    Les enfants ne répondirent pas : ils voyaient à l'air moqueur de leur papa, qu'il savait leur maladresse. Moi, j'approchai en courant, et je tournai un des paniers vers le papa.
    Le papa :—Comment ! rien dedans ? Vos carnassières vont crever, si vous les remplissez trop.
    Les carnassières étaient plates et vides. Le papa se mit à rire de l'air déconfit des jeunes chasseurs, se débarrassa de son gibier dans un de mes paniers, et retourna à son chien, qui était en arrêt.
    Auguste :—Je crois bien que ton père tue une quantité de perdreaux ! Il a deux chiens qui arrêtent et rapportent ; et nous, on ne nous en a pas laissé un seul.
    Henri :—C'est vrai, ça ; nous avons peut-être tué beaucoup de perdrix, seulement nous n'avions pas de chiens pour nous les rapporter.
    Pierre :—Pourtant, je n'en ai pas vu tomber.
    Auguste :—Parce qu'une perdrix tuée ne tombe jamais sur le coup ; elle vole encore quelque temps, et elle va tomber très loin.
    Pierre :—Mais quand papa et mes oncles tirent, leurs perdrix tombent tout de suite.
    Auguste :—Cela te semble ainsi parce que tu es loin, mais, si tu étais à leur place, tu verrais filer la perdrix longtemps encore.
    Pierre ne répondit pas, mais il n'avait pas trop l'air de croire ce que disait Auguste.

    Tous marchaient d'un pas moins fier et moins léger qu'au départ. Ils commençaient à demander l'heure.
    —J'ai faim, dit Henri.
    —J'ai soif, dit Auguste.
    —Je suis fatigué, dit Pierre.
    Mais il fallait bien suivre les chasseurs qui tiraient, tuaient et s'amusaient. Pourtant ils n'oubliaient pas leurs jeunes compagnons de chasse, et, pour ne pas trop les fatiguer, ils proposèrent une halte pour déjeuner. Les jeunes gens acceptèrent avec joie. On rappela les chiens, qu'on remit en laisse, et l'on se dirigea vers une ferme qui était à cent pas, et où la grand'mère avait envoyé des provisions.

     

    Lac d'Armaille


    On s'assit par terre sous un vieux chêne ; on étala le contenu des paniers. Il y avait, comme à toutes les chasses, un pâté de volaille, un jambon, des oeufs, du fromage, des marmelades, des confitures, un gros baba, une énorme brioche et quelques bouteilles de vieux vin. Tous les chasseurs, jeunes et vieux, avaient grand appétit, et mangèrent à effrayer les passants. Pourtant la grand'mère avait si largement pourvu aux faims les plus voraces, que la moitié des provisions restèrent aux gardes et aux gens de la ferme. Les chiens avaient la soupe pour apaiser leur faim, et l'eau de la mare pour se désaltérer.
    —Vous n'avez donc pas été heureux, enfants ? dit le papa d'Auguste. Cadichon ne marchait pas comme un âne trop chargé.
    Auguste :—Ce n'est pas étonnant, papa nous n'avions pas de chiens ; vous les aviez tous.
    Le père :—Ah ! tu crois qu'un, deux, trois chiens vous auraient fait tuer des perdreaux qui vous passaient sous le nez.
    Auguste :—Ils ne les auraient pas fait tuer, papa, mais ils auraient cherché et rapporté ceux que nous avons tués, et alors...

    Le père, interrompant d'un air surpris :—Ceux que vous avez tués ! Vous croyez avoir tué des perdreaux ?
    Auguste :—Certainement, papa ; seulement, comme nous ne les voyions pas tomber, nous ne pouvions pas les ramasser.
    Le père, de même :—Et tu crois que, s'il en était tombé, vous ne les auriez pas vus ?
    Auguste :—Non, car nous n'avons pas d'aussi bons yeux que les chiens.
    Le père, les oncles, les gardes même partirent d'un éclat de rire qui rendit les enfants rouges de colère.
    —Ecoutez, dit enfin le papa de Pierre et de Henri, puisque c'est faute de chiens que votre gibier a été perdu, vous allez avoir chacun le vôtre quand nous nous remettrons en chasse.
    Pierre :—Mais les chiens ne voudront pas nous suivre, papa ils ne nous connaissent pas autant que vous.
    Le père :—Pour les obliger à vous suivre, nous vous donnerons les deux gardes, et nous ne partirons qu'une demi-heure après vous, afin que les chiens n'aient pas la tentation de nous rejoindre.
    Pierre, radieux :—Oh ! merci, papa ! à la bonne heure ! avec les chiens, nous sommes bien sûrs de tuer autant que vous.
    Le déjeuner finissait, on était reposé, et les jeunes chasseurs étaient pressés de se remettre en chasse avec les chiens et les gardes.
    —Nous allons avoir l'air de vrais chasseurs, dirent-ils d'un air satisfait.
    Les voilà partis encore une fois, et moi suivant comme avant le déjeuner, mais toujours de loin. Les papas avaient dit aux gardes de marcher près des enfants, et d'empêcher toute imprudence.

    Les perdrix partaient de tous côtés comme le matin, les jeunes gens tiraient comme le matin, et ne tuaient rien comme le matin. Pourtant les chiens faisaient bien leur office ; ils quêtaient, ils arrêtaient, seulement ils ne rapportaient pas, puisqu'il n'y avait rien à rapporter. Enfin, Auguste, impatienté de tirer sans tuer, voit un des chiens en arrêt ; il croit qu'en tirant avant que la perdrix parte, il tuera plus facilement. Il vise, il tire, ... le chien tombe en se débattant et en poussant un cri de douleur.
    —Corbleu ! c'est notre meilleur chien ! s'écria le garde en s'élançant vers lui.
    Quand il arriva, le chien expirait. Le coup l'avait frappé à la tête ; il était sans mouvement et sans vie.
    —Voilà un beau coup que vous avez fait là, monsieur Auguste ! dit le garde en laissant retomber le pauvre animal. Je crois bien que voilà la chasse finie.
    Auguste restait immobile et consterné ; Pierre et Henri étaient très émus de la mort du chien, le garde concentrait sa colère et le regardait sans mot dire.
    J'approchai pour voir quelle était la malheureuse victime de la maladresse et de l'amour-propre d'Auguste. Quelle ne fut pas ma douleur en reconnaissant Médor, mon ami, mon meilleur ami ! Et quels ne furent pas mon horreur et mon chagrin quand je vis le garde relever Médor, et le poser dans un des paniers que je portais sur mon dos ! Voilà donc le gibier que j'étais condamné à rapporter ! Médor, mon ami, tué par un mauvais garçon maladroit et orgueilleux.

    Nous retournâmes du côté de la ferme, les enfants ne parlant pas, le garde laissant échapper de temps à autre un juron furieux, et moi ne trouvant de consolation que dans la réprimande sévère et l'humiliation que le meurtrier aurait à subir.

    En arrivant à la ferme, nous y trouvâmes encore les chasseurs, qui, n'ayant plus de chiens, préféraient se reposer et attendre le retour des enfants.
    —Déjà ! s'écrièrent-ils en nous voyant revenir.
    Le papa de Pierre :—Je crois, en vérité, qu'ils ont tué une grosse pièce. Cadichon marche comme s'il était chargé, et un des paniers penche comme s'il contenait quelque chose de lourd.
    Ils se levèrent et vinrent à nous. Les enfants restaient en arrière ; leur mine confuse frappa ces messieurs.
    Le père d'Auguste, riant :—Ils n'ont pas l'air de triomphateurs !
    Le papa de Pierre, riant :—Ils ont peut-être tué un veau ou un mouton qu'ils ont pris pour un lapin.
    Le garde approcha.
    Le papa :—Qu'y a-t-il donc, Michaud ? Tu as l'air aussi penaud que les chasseurs.
    —C'est qu'il y a de quoi, m'sieur, répondit le garde. Nous rapportons un triste gibier.
    Le papa, riant :—Qu'est-ce donc ? Un mouton, un veau, un ânon ?
    Le garde :—Ah ! m'sieur, il n'a a pas de quoi rire, allez ! C'est votre chien Médor, le meilleur de la bande, que M. Auguste a tué, le prenant pour une perdrix.
    Le papa :—Médor ! le maladroit ! Si jamais il revient chasser ici !...
    —Approchez, Auguste, lui dit son père. Voilà donc où vous ont mené votre sot orgueil et votre ridicule présomption ! Faites vos adieux à vos amis, monsieur ; vous allez retourner sur l'heure à la maison, et vous porterez votre fusil dans ma chambre pour n'y plus toucher, jusqu'à ce que vous ayez pris de la raison et de la modestie.
    —Mais papa, répondit Auguste d'un air dégagé, je ne sais pas pourquoi vous êtres si fâché.

    Il arrive très souvent qu'on tue des chiens, à la chasse.
    —Des chiens !... On tue des chiens ! s'écria le père stupéfait. En vérité, c'est trop fort...

    Où avez-vous pris ces belles notions de chasse, monsieur.
    —Mais, papa, dit Auguste toujours du même air dégagé, tout le monde sait qu'il arrive très souvent aux grands chasseurs de tuer des chiens.
    —Mes chers amis, dit le père en se retournant vers ces messieurs, veuillez m'excuser de vous avoir amené un garçon malapris comme Auguste. Je ne croyais pas qu'il fût capable de tant d'impudence et de sottise.
    Puis, se retournant vers son fils :
    —Vous avez entendu mes ordres, monsieur, allez.
    Auguste :—Mais, papa.
    Le père, d'une voix sévère :—Silence ! vous dis-je. Pas un mot, si vous ne voulez faire connaissance avec la baguette de mon fusil.
    Auguste baissa la tête et se retira tout confus.
    «Vous voyez, mes enfants, dit le papa de Pierre et de Henri, où mène la présomption, c'est-à-dire la croyance d'un mérite qu'on n'a pas. Ce qui arrive à Auguste aurait pu vous arriver aussi. Vous vous êtes tous figuré que rien n'était plus facile que de bien tirer, qu'il suffisait de vouloir pour tuer ; voyez le résultat, vous avez été tous trois ridicules dès ce matin ; vous avez méprisé nos conseils et notre expérience ; et enfin vous êtes tous trois la cause de la mort de mon pauvre Médor. Je vois, d'après cela, que vous êtes trop jeunes pour chasser. Dans un an ou deux nous verrons. Jusque-là retournez à vos jardins et à vos amusements d'enfants. 

    Tout le monde s'en trouvera mieux.»
    Pierre et Henri baissèrent la tête sans répondre. On rentra tristement à la maison ; les enfants voulurent enterrer eux-mêmes dans le jardin mon malheureux ami, dont je vais vous raconter l'histoire. Vous verrez pourquoi je l'aimais tant.

     


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  • XIV - THÉRÈSE

     

    Mes petites maîtresses (car j'avais autant de maîtres et de maîtresses que la grand'mère avait de petits-enfants) avaient une cousine qu'elles aimaient beaucoup, qui était leur meilleure amie, et à peu près de leur âge. Cette amie s'appelait Thérèse ; elle était bonne, bien bonne, la pauvre petite. Quand elle me montait, jamais elle ne prenait de baguette, et ne permettait à personne de me taper. Dans une des promenades que firent mes jeunes maîtresses, elles virent une petite fille assise sur le bord de la route, qui se leva péniblement à leur approche, et vint en boitant leur demander la charité ; son air triste et timide frappa Thérèse et ses amies.
    —Pourquoi boites-tu, ma petite ? dit Thérèse.
    La petite :—Parce que mes sabots me blessent, mam'selle.
    Thérèse :—Pourquoi n'en demandes-tu pas d'autres à ta maman ?
    La petite :—Je n'ai pas de maman, mam'selle.
    Thérèse :—A ton papa alors ?
    La petite :—Je n'ai pas de papa, mam'selle.
    Thérèse :—Mais avec qui vis-tu ?
    La petite :—Avec personne ; je vis seule.
    Thérèse :—Qui est-ce qui te donne à manger ?
    La petite :—Quelquefois personne, quelquefois tout le monde.
    Thérèse :—Quel âge as-tu ?
    La petite :—Je ne sais pas, mam'selle ; peut-être bien sept ans.
    Thérèse :—Où couches-tu ?
    La petite :—Chez celui qui veut bien me recevoir. Lorsque tout le monde me chasse, je couche dehors, sous un arbre, près d'une haie, n'importe où.
    Thérèse :—Mais l'hiver, tu dois geler ?
    La petite :—J'ai froid ; mais j'y suis habituée.

    Thérèse :—As-tu dîné aujourd'hui ?
    La petite :—Je n'ai pas mangé depuis hier.
    —Mais c'est affreux, c'la,... dit Thérèse, les larmes aux yeux. Mes chères amies, n'est-ce pas que votre grand'mère voudra bien que nous donnions à manger à cette pauvre petite, que nous la fassions coucher quelque part au château ?
    —Certainement, répondirent les trois cousines, grand'mère sera enchantée ; d'ailleurs elle fait tout ce que nous voulons.
    Madeleine :—Mais comment faire pour la mener jusqu'à la maison, Thérèse ? Regarde comme elle boite.
    Thérèse :—Mettons-la sur Cadichon ; nous suivrons toutes à pied au lieu de le monter deux à deux, chacune à notre tour.
    —C'est vrai, quelle bonne idée ! s'écrièrent les trois cousines.
    Elles placèrent la petite fille sur mon dos.

     

    Fête de l'âne promenades


    Camille avait encore dans sa poche un morceau de pain qui restait de son goûter, elle le lui donna ; la petite le mangea avec avidité ; elle semblait ravie de se trouver sur mon dos, mais elle ne disait rien ; elle était fatiguée et elle souffrait de la faim.
    Quand j'arrêtai devant le perron, Camille et Elisabeth firent entrer la petite à la cuisine, pendant que Madeleine et Thérèse couraient chez la grand'mère.
    —Grand'mère, dit Madeleine, permettez-nous de donner à manger à une petite fille très pauvre que nous avons trouvée sur la route.
    La grand'mère :—Très volontiers, chère petite ; mais qui est-elle ?
    Madeleine :—Je ne sais pas, grand'mère.
    La grand'mère :—Où demeure-t-elle ?
    Madeleine—Nulle part, grand'mère.
    La grand'mère :—Comment, nulle part ? Mais ses parents doivent demeurer quelque part.

    Madeleine :—Elle n'a pas de parents, grand'mère ; elle est seule.
    —Voulez-vous permettre, ma tante, dit timidement Thérèse, qu'elle couche ici, cette pauvre petite ?
    —Si elle n'a réellement pas d'asile, je ne demande pas mieux, dit la grand'mère. Il faut que je la voie et que je lui parle.
    Elle se leva et suivit les enfants à la cuisine, où la pauvre petite approcha tout en boitant. La grand'mère la questionna et en obtint les mêmes réponses. Elle se trouva fort embarrassée. Renvoyer cette enfant dans l'état d'abandon et de souffrance où elle la voyait lui semblait impossible. La garder était difficile. A qui la confier ? Par qui la faire élever ?
    —Ecoute, petite, lui dit-elle : en attendant que je puisse prendre des informations sur ton compte et savoir si tu m'as dit la vérité, tu coucheras et tu mangeras ici. Je verrai dans quelques jours ce que je puis faire pour toi.
    Elle donna ses ordres pour qu'on préparât un lit pour l'enfant et qu'on ne la laissât manquer de rien. Mais la pauvre petite était si sale, que personne ne voulait ni la toucher ni l'approcher. Thérèse en était désolée ; elle ne pouvait obliger les domestiques de sa tante de faire ce qui leur répugnait.
    —C'est moi, pensa-t-elle, qui ai amené cette petite ; ce serait moi qui devrais en avoir soin. Comment faire ?
    Elle réfléchit un instant ; une idée se présenta à son esprit.
    —Attends, ma petite, dit-elle ; je vais revenir tout à l'heure.
    Elle courut chez sa maman.
    —Maman, dit-elle, je dois prendre un bain, n'est-ce pas ?
    La maman :—Oui, Thérèse, vas-y ; ta bonne t'attend.
    —Maman, voulez-vous me permettre de faire baigner à ma place la petite fille que nous avons amenée ici ?

    La maman :—Quelle petite fille ? Je ne l'ai pas vue.
    Thérèse : :—Une pauvre, pauvre petite, qui n'a ni papa, ni maman, ni personne pour la soigner ; qui couche dehors, qui ne mange que ce qu'on lui donne. La grand'mère de Camille consent à la garder, mais aucun des domestiques ne veut la toucher.
    La maman :—Pourquoi donc ?
    Thérèse :—Parce qu'elle est si sale, si sale, qu'elle est dégoûtante ; alors, maman, si vous voulez bien, je la ferai baigner à ma place ; pour ne pas dégoûter ma bonne, je la déshabillerai moi-même, je la savonnerai ; je lui couperai les cheveux, qui sont tout emmêlés et pleins de petites puces blanches, mais qui ne sautent pas.
    La maman :—Mais, ma pauvre Thérèse, toi-même ne seras-tu pas dégoûtée de la toucher et de la laver ?
    Thérèse :—Un peu, maman, mais je penserai que, si j'étais à sa place, je serais bien heureuse qu'on voulût bien me soigner, et cette idée me donnera du courage. Et puis, maman, voulez-vous me permettre, quand elle sera lavée, de lui mettre quelques-unes de mes vieilles affaires jusqu'à ce que je lui en achète d'autres ?
    La maman :—Certainement, ma petite Thérèse ; mais avec quoi lui achèteras-tu des vêtements ? Tu n'as que deux ou trois francs, tout juste de quoi payer une chemise.
    Thérèse :—Oh ! maman, vous oubliez ma pièce de vingt francs.
    La maman :—Celle que tu as donnée à garder à ton papa pour ne pas la dépenser ? Tu la conservais pour acheter un beau livre de messe comme celui de Camille.
    Thérèse :—Je peux bien me passer de ce beau livre de messe, maman, j'ai encore mon vieux.
    La maman :—Fais comme tu voudras, mon enfant ; quand c'est pour faire le bien, tu sais que je te donne une entière liberté.

    Sa maman l'embrassa, et elle alla avec elle pour voir cette petite fille que personne ne voulait toucher.
    «Si elle a quelque maladie de peau que Thérèse puisse gagner, se dit-elle, je ne permettrai pas qu'elle y touche.»
    La petite fille attendait toujours à la porte ; la maman la regarda, examina ses mains, sa figure, et vit qu'il n'y avait que de la saleté, mais aucune maladie de peau. Seulement, elle trouva ses cheveux si pleins de vermine, qu'elle demanda des ciseaux, fit asseoir la petite sur l'herbe, et lui coupa les cheveux tout court sans y toucher avec les mains. Quand ils furent tombés à terre, elle les ramassa avec une pelle, et pria un des domestiques de les jeter sur le fumier ; puis elle demanda un baquet d'eau tiède, et, avec l'aide de Thérèse, elle lui savonna et lava la tête de manière à la bien nettoyer. Après l'avoir essuyée, elle dit à Thérèse :
    —Maintenant, ma chère petite, va la faire baigner, et fais jeter ses haillons au feu.
    Camille, Madeleine et Elisabeth étaient venues aider Thérèse ; elles l'emmenèrent toutes quatre dans la salle de bain, la déshabillèrent malgré le dégoût que leur inspirait la saleté extrême de l'enfant et l'odeur qu'exhalaient ses haillons. Elles s'empressèrent de la plonger dans l'eau et de la savonner des pieds à la tête. Elles prirent goût à l'opération, qui les amusait et qui enchantait la petite fille ; elles la savonnèrent et la tinrent dans l'eau un peu plus de temps qu'il n'était nécessaire. A la fin du bain, l'enfant en avait assez et témoigna une vive satisfaction quand ses quatre protectrices la firent sortir de la baignoire ; elles la frottèrent, pour l'essuyer, jusqu'à lui faire rougir la peau, et ce ne fut qu'après l'avoir séchée comme un jambon, qu'elles lui mirent une chemise, un jupon et une robe de Thérèse.

    Tout cela allait assez bien, parce que Thérèse portait ses robes très courtes, comme le font toutes les petites filles élégantes, et que la petite mendiante devait avoir ses jupons tombant sur les chevilles : la taille était bien un peu longue, mais on n'y regarda pas de si près ; tout le monde était content. Quand il fallut la chausser, les enfants s'aperçurent qu'elle avait une plaie sur le cou-de-pied : c'était ce qui la faisait boiter. Camille courut chez sa grand'mère pour lui demander de l'onguent. La grand'mère lui donna ce qu'il fallait, et Camille, aidée de ses trois amies, dont l'une soutenait la petite, tandis que l'autre tenait le pied, et la troisième déroulait une bande, lui mit l'onguent sur la plaie ; elles furent près d'un quart d'heure à arranger une compresse et la bande ; tantôt c'était trop serré ; tantôt ce ne l'était pas assez ; la bande était trop bas, la compresse était trop haut ; elles se disputaient et s'arrachaient le pied de la pauvre petite, qui n'osait rien dire, se laissait faire et ne se plaignait pas. Enfin la plaie fut bandée, on lui mit des bas et de vieilles pantoufles à Thérèse, et on la laissa aller. Quand la petite fille revint à la cuisine, personne ne la reconnaissait.
    —Pas possible que ce soit cette petite horreur de tout à l'heure, disait un domestique.
    —Si, c'est la même, reprit un second domestique ; elle est tout autre, car la voilà devenue gentille, d'affreuse qu'elle était.
    Le cuisinier :—C'est tout de même bien beau aux enfants et à Mme d'Arbé de l'avoir nettoyée comme cela ; quant à moi, on m'aurait donné vingt francs, que je ne l'aurais pas touchée.
    La fille de cuisine :—C'est qu'elle sentait si mauvais !
    Le cocher :—Vous ne devriez pas avoir le nez si sensible, la belle, avec votre graillon, vos casseroles à écurer et toutes sortes de saletés à manier.

    La fille de cuisine, piquée :—Mon graillon et mes casseroles ne sentent toujours pas le fumier comme des gens que je connais.
    Les domestiques :—Ah ! ah ! ah ! la fille est en colère ; prends garde au balai.
    Le cocher :—Si elle prend le sien, je saurai bien trouver le mien, et la fourche aussi, et encore l'étrille.
    Le cuisinier :—Allons, allons, ne la poussez pas trop ; elle est vive : vous savez, faut pas l'irriter.
    Le cocher :—Tiens ! qu'est-ce que ça me fait, moi ? Qu'elle se fâche, je me fâcherai aussi.
    Le cuisinier :—Mais je ne veux pas de ça, moi, madame n'aime pas les disputes ; il est bien certain que nous aurions tous du désagrément.
    Le premier domestique :—Le Vatel a raison. Thomas, tais-toi, tu nous amènes toujours quelque chose comme une querelle. Ce n'est pas ta place ici, d'abord.
    Le cocher :—Tiens ! ma place est partout quand je n'ai pas d'ouvrage à l'écurie.
    Le cuisinier :—Mais vous en avez de l'ouvrage, regardez donc Cadichon, qui n'est pas encore débâté, et qui se promène en long et en large comme un bourgeois qui attend son dîner.
    Le cocher :—Cadichon me fait l'effet d'écouter aux portes ; il est plus fin qu'il n'en l'air ; c'est un vrai malin.
    Le cocher m'appela, me prit par la bride, m'emmena à l'écurie, et, après m'avoir ôté mon bât et m'avoir donné ma pitance, il me laissa seul, c'est-à-dire en compagnie des chevaux et d'un âne que je dédaignais trop pour lier conversation avec lui.

     

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    Je ne sais ce qui se passa le soir au château ; le lendemain, dans l'après-midi, on me remit mon bât, on monta sur mon dos la petite mendiante ; mes quatre petites maîtresses suivirent à pied et me firent aller au village.

    Je compris en route qu'elles voulaient acheter de quoi habiller la petite. Thérèse voulait tout payer ; les autres voulaient payer chacune leur part ; elles se disputaient avec un tel acharnement, que, si je ne m'étais pas arrêté à la porte de la boutique, elles l'auraient dépassée. Elles manquèrent jeter la petite par terre en la descendant de dessus mon dos, parce qu'elles s'élancèrent sur elle toutes à la fois ; l'une lui tirait les jambes, l'autre la tenait par un bras, la troisième l'avait prise à bras-le-corps, et Elisabeth, la quatrième, qui était forte comme deux ou trois, les poussait toutes pour aider seule la petite à descendre. La pauvre enfant, effrayée et tiraillée de tous côtés, se mit à crier ; les passants commençaient à s'arrêter, la marchande ouvrit la porte.
    —Bien le bonjour, mesdemoiselles ; permettez que je vous aide.
    Mes jeunes maîtresses, contentes de n'avoir pas à se céder entre elles, lâchèrent la petite fille ; la marchande la prit et la posa à terre.
    —Qu'y a-t-il pour votre service, mesdemoiselles ? dit la marchande.
    Madeleine :—Nous venons acheter de quoi habiller cette petite fille, madame Juivet.
    Madame Juivet :—Volontiers, mesdemoiselles. Vous faut-il une robe ou une jupe, ou du linge ?
    Camille :—Il nous faut tout, madame Juivet ; donnez-moi de quoi lui faire trois chemises, un jupon, une robe, un tablier, un fichu, deux bonnets.
    Thérèse, bas :—Dis donc, Camille, laisse-moi parler, puisque c'est moi qui paye.
    Camille, bas :—Non, tu ne payeras pas tout, nous voulons payer avec toi.
    Thérèse, bas :—J'aime mieux payer seule, c'est ma fille.
    —Non, elle est à nous toutes, répliqua tout bas Camille.

    —Quelle est l'étoffe que prennent ces demoiselles ? interrompit la marchande, impatiente de vendre.
    Pendant que Camille et Thérèse continuaient leur dispute à voix basse, Madeleine et Elisabeth se dépêchèrent d'acheter tout ce qu'il fallait.
    —Adieu, madame Juivet, dirent-elles ; envoyez-nous tout cela chez nous, et le plus vite possible, je vous en prie ; vous enverrez aussi la note.
    —Comment, comment, vous avez déjà tout acheté ? s'écrièrent Camille et Thérèse.
    —Mais oui ; pendant que vous causiez, dit Madeleine d'un air malin, nous avons choisi tout ce qui est nécessaire.
    —Il fallait nous demander si cela nous convenait, reprit Camille.
    —Certainement, puisque c'est moi qui paye, dit Thérèse.
    —Nous payerons aussi, nous payerons aussi, s'écrièrent en choeur les trois autres.
    —Pour combien y en a-t-il ? demanda Thérèse.
    La marchande :—Pour trente-deux francs, mademoiselle.
    —Trente-deux francs ! s'écria Thérèse effrayée : mais je n'ai que vingt francs !
    Camille :—Eh bien ! nous payerons le reste.
    Elisabeth :—Tant mieux, cela fait que nous aurons aussi habillé la petite fille.
    Madeleine, riant :—Nous voilà donc enfin d'accord, grâce à Mme Juivet : ce n'est pas sans peine.
    J'avais tout entendu, puisque la porte était restée ouverte ; j'étais indigné contre Mme Juivet, qui faisait payer à mes bonnes petites maîtresses le double au moins de ce que valaient ses marchandises.

    J'espérais que les mamans ne les laisseraient pas faire le marché. Nous retournâmes à la maison ; tout le monde fut d'accord en revenant, ... grâce à Mme Juivet, ... comme avait dit innocemment Madeleine.
    Il faisait beau temps ; on était assis sur l'herbe devant la maison quand nous arrivâmes. Pierre, Henri, Louis et Jacques avaient pêché dans un des étangs pendant que nous étions au village ; ils venaient de rapporter trois beaux poissons et beaucoup de petits. Pendant que Louis et Jacques m'ôtaient mon bât et ma bride, les quatre cousines expliquèrent à leurs mamans ce qu'elles avaient acheté.
    —Pour combien d'argent en avez-vous ? demanda la maman de Thérèse. Combien te reste-t-il de tes vingt francs, Thérèse ?
    Thérèse fut un peu embarrassée ; elle rougit légèrement.
    —Il ne me reste rien, maman, dit-elle.
    —Vingt francs pour habiller un enfant de six à sept ans ; dit la maman de Camille ; mais c'est horriblement cher. Qu'avez-vous donc acheté ?
    Thérèse ne savait seulement pas ce que Madeleine et Elisabeth s'étaient dépêchées d'acheter, de sorte qu'elle ne put répondre.
    Mais la marchande, arrivant avec son paquet, interrompit la conversation, à la grande joie de Madeleine et d'Elisabeth, qui commençaient à craindre d'avoir acheté des choses trop belles.
    —Bonjour, madame Juivet, dit la grand'mère ; défaites votre paquet ici sur l'herbe, et faites-nous voir les emplettes de ces demoiselles.
    Mme Juivet salua, posa son paquet, le défit, en tira la note, qu'elle présenta à Madeleine, et étala ses marchandises.
    Madeleine avait rougi en prenant la note ; sa grand'mère la lui prit des mains, et poussa une exclamation de surprise :
    —Trente-deux francs pour habiller une petite mendiante !...

    Madame Juivet, ajouta-t-elle d'un ton sévère, vous avez abusé de l'ignorance de mes petites-filles ; vous savez très bien que les étoffes que vous apportez sont beaucoup trop belles et trop chères pour habiller une enfant pauvre ; remportez tout cela, et sachez qu'à l'avenir aucun de nous n'achètera rien chez vous.
    —Madame, dit Mme Juivet avec une colère retenue, ces demoiselles ont pris ce qu'elles ont voulu, je ne les ai contraintes sur aucun article.
    La grand'mère :—Mais vous auriez dû ne leur montrer que des étoffes convenables, et ne pas chercher à leur passer vos vieilles marchandises dont personne ne veut.
    Madame Juivet :—Madame, ces demoiselles ayant pris les étoffes doivent les payer.
    —Elles ne payeront rien du tout, et vous allez remporter tout cela, dit la grand'mère avec sévérité. Partez sur-le-champ ; j'enverrai ma femme de chambre acheter chez Mme Jourdan ce qui est nécessaire.

     

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    Mme Juivet se retira dans une colère effroyable. Je la reconduisis un bout de chemin en brayant d'un air moqueur et en gambadant autour d'elle, ce qui amusa beaucoup les enfants, mais ce qui lui fit grand-peur, car elle se sentait coupable, et elle craignait que je voulusse l'en punir ; on me croyait un peu sorcier dans le pays, et tous les méchants me redoutaient.
    Les mamans grondèrent les enfants, les cousins se moquèrent d'elles ; je restai près d'eux, mangeant de l'herbe, et les regardant sauter, courir, gambader. J'entendis, pendant ce temps, que les papas arrangeaient une partie de chasse pour le lendemain, que Pierre et Henri devaient avoir de petits fusils pour être de la partie, et qu'un jeune voisin de campagne devait y venir aussi.


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  • XIII - LES SOUTERRAINS

     

    Le dîner ne fut pas long ; les gendarmes étaient pressés de faire leur inspection avant la nuit. Ils demandèrent à la grand'mère la permission de m'emmener.
    —Il nous sera bien utile dans notre expédition, madame, dit l'officier. Ce Cadichon n'est pas un âne ordinaire ; il a déjà fait des choses plus difficiles que ce que nous allons lui demander.
    —Prenez-le, messieurs, si vous le croyez nécessaire, répondit la grand'mère ; mais ne le fatiguez pas trop, je vous en prie. La pauvre bête a déjà fait la route ce matin, et il est revenu avec quatre de mes petits-enfants sur son dos.
    —Quant à cela, madame, reprit l'officier, vous pouvez être tranquille ; soyez sûre que nous le traiterons le plus doucement possible.
    On m'avait donné mon dîner : un picotin d'avoine, une brassée de salade, carottes et autres légumes ; j'avais bu, j'avais mangé, j'étais prêt à partir. Quand on vint me prendre, je me plaçai tout d'abord à la tête de la troupe, et nous nous mîmes en route, l'âne servant de guide aux gendarmes. Ils n'en furent pas humiliés, car ils étaient bonnes gens. On croit que les gendarmes sont sévères, méchants, c'est tout le contraire, pas de meilleures gens, de plus charitables, de plus patients, de plus généreux que ces bons gendarmes. Pendant toute la route ils eurent pour moi tous les soins possibles : ralentissant le pas de leurs chevaux quand ils me croyaient fatigué, et me proposant de boire à chaque ruisseau que nous traversions.
    Le jour commençait à baisser lorsque nous arrivâmes au couvent. L'officier donna ordre de suivre tous mes mouvements et de marcher tous ensemble.

    Mais, comme leurs chevaux pouvaient les gêner, ils les avaient laissés dans un village voisin de la forêt. Je les menai sans hésiter à l'entrée de l'arche, près des broussailles d'où j'avais vu sortir les douze voleurs. Je vis avec inquiétude qu'ils restaient près de l'entrée. Pour les éloigner, je fis quelques pas derrière le mur ; ils me suivirent. Quand ils y furent tous, je revins aux broussailles, les empêchant d'avancer quand ils voulaient me suivre. Ils me comprirent, et restèrent cachés le long du mur.
    Je m'approchai alors de l'entrée des souterrains, et je mis à braire de toutes les forces de mes poumons. Je ne tardai pas à obtenir ce que je voulais. Tous mes camarades enfermés dans les caveaux me répondirent à qui mieux mieux. Je fis un pas vers les gendarmes, qui devinèrent ma manoeuvre, et je revins me placer près de l'entrée des souterrains. Je me remis à braire ; cette fois personne ne me répondit ; je devinai que les voleurs, pour empêcher mes camarades de les trahir, leur avaient attaché des pierres à la queue. Tout le monde sait que, pour braire, nous dressons notre queue ; ne pouvant pas la dresser à cause du poids de la pierre, mes camarades se taisaient.
    Je restais toujours à deux pas de l'entrée, lorsque je vis une tête d'homme sortir des broussailles et regarder avec précaution, ne voyant que moi, il dit :
    —Voilà le coquin que nous n'avons pas pris ce matin. Tu vas rejoindre tes camarades, mon braillard.
    Mais, comme il allait me saisir, je m'éloignai de deux pas ; il me suivit, je m'éloignai encore, jusqu'à ce que je l'eusse amené à l'angle du mur derrière lequel étaient mes amis les gendarmes.

    Avant que mon voleur eût eu le temps de pousser un cri, ils se jetèrent sur lui, le bâillonnèrent, le garrottèrent et l'étendirent par terre. Je me remis à l'entrée et je recommençai à braire, ne doutant pas qu'un autre viendrait voir ce que devenait leur compagnon. En effet, j'entendis bientôt les broussailles s'écarter, et je vis apparaître une nouvelle tête, qui regarda de même avec précaution ; ne pouvant m'atteindre, ce second voleur fit comme le premier ; moi, j'exécutai la même manoeuvre, et je le fis prendre par les gendarmes sans qu'il eût eu le temps de se reconnaître. Je recommençai ainsi jusqu'à ce que j'en eusse fait prendre six. Après le sixième, j'eus beau braire, personne n'apparut. Je pensai que, ne voyant revenir aucun des hommes qui allaient savoir des nouvelles de leurs camarades, les voleurs avaient soupçonné quelque piège et n'avaient plus osé se risquer. Pendant ce temps, la nuit était venue tout à fait, on n'y voyait presque plus. L'officier de gendarmerie envoya un de ses hommes chercher du renfort pour attaquer les voleurs dans les souterrains, et emmener garrottés, dans une charrette, les six voleurs déjà faits prisonniers. Les gendarmes qui restèrent eurent ordre de se partager en deux bandes, pour surveiller les sorties du couvent ; moi, on me laissa à mon idée, après m'avoir bien caressé et m'avoir fait les plus grands compliments sur ma conduite.

     

    La Cabanerie


    —S'il n'était pas un âne, dit un gendarme, il mériterait la croix.
    —N'en a-t-il pas une sur le dos ? dit un autre.
    —Tais-toi, mauvais plaisant, dit un troisième ; tu sais bien que cette croix-là est marquée sur les ânes pour rappeler qu'un des leurs a eu l'honneur d'être monté par Notre-Seigneur Jésus-Christ.
    —Voilà pourquoi c'est une croix d'honneur, reprit l'autre.
    —Silence ! dit l'officier à voix basse : Cadichon dresse les oreilles

    J'entendis en effet un bruit extraordinaire du côté de l'arche ; ce n'était pas un bruit de pas, on aurait dit plutôt comme un craquement et des cris étouffés. Les gendarmes entendaient bien aussi, mais sans pouvoir deviner ce que c'était. Enfin, une fumée épaisse s'échappa de plusieurs soupiraux et fenêtres basses du couvent, puis quelques flammes jaillirent : quelques instants après tout était en feu.
    —Ils ont mis le feu dans les caves pour s'échapper par les portes, dit l'officier.
    —Il faut courir l'éteindre, mon lieutenant, répondit un gendarme.
    —Gardez-vous-en bien ! Surveillons plus que jamais toutes les issues, et si les voleurs paraissent, feu de vos carabines ; les pistolets viendront après.
    L'officier avait bien deviné la manoeuvre de ces voleurs ; ils avaient compris qu'ils étaient découverts, que leurs camarades avaient été faits prisonniers, et ils espéraient qu'à la faveur de l'incendie et des efforts des gendarmes pour l'éteindre, ils pourraient s'échapper et reprendre leurs amis. Nous vîmes bientôt les six voleurs restants et leur capitaine sortir avec précipitation de l'entrée masquée par des broussailles ; trois gendarmes seulement se trouvaient à ce poste ; ils tirèrent chacun leur coup de carabine avant que les voleurs eussent eu le temps de faire usage de leurs armes. Deux voleurs tombèrent ; un troisième laissa échapper son pistolet : il avait le bras cassé. Mais les trois derniers et leur capitaine s'élancèrent avec fureur sur les gendarmes, qui, le sabre d'une main, le pistolet de l'autre, se battirent comme des lions. Avant que l'officier et les deux autres gendarmes qui surveillaient le côté opposé du couvent eussent eu le temps d'accourir, le combat était presque terminé ; les voleurs étaient tous tués ou blessés ; le capitaine se défendait encore contre un gendarme, le seul qui fût sur pied ; les deux autres étaient grièvement blessés.

    L'arrivée du renfort mit fin au combat. Et un clin d'oeil le capitaine fut entouré, désarmé, garrotté et couché près des six voleurs prisonniers.
    Pendant ce combat, le feu s'était éteint ; ce qui avait brûlé n'était que des broussailles et du menu bois ; mais, avant de pénétrer dans les souterrains, l'officier voulut attendre l'arrivée du renfort qu'il avait demandé. La nuit était bien avancée quand nous vîmes arriver six gendarmes nouveaux et la charrette qui devait emmener les prisonniers. On les coucha côte à côte dans la voiture ; l'officier était humain : il avait donné ordre de les débâillonner, de sorte qu'ils disaient aux gendarmes mille injures. Les gendarmes n'y faisaient seulement pas attention. Deux d'entre eux montèrent sur la charrette pour escorter les prisonnier ; on fit des brancards pour emporter les blessés.
    Pendant ces préparatifs, j'accompagnai l'officier dans la descente qu'il fit aux souterrains, escorté de huit hommes. Nous traversâmes un long corridor qui allait toujours en descendant, puis nous arrivâmes dans les souterrains où les brigands avaient établi leur demeure. Un de ces caveaux leur servait d'écurie ; nous y trouvâmes tous mes camarades pris de la veille, qui avaient tous une pierre à la queue. On les en délivra immédiatement, et ils se mirent à braire à l'unisson. Dans ce souterrain, c'était un bruit à rendre sourd.

     

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    —Silence, les ânes ! dit un gendarme, sans quoi nous allons vous rattacher vos breloques.
    —Laisse-les dire, répond un autre gendarme : tu vois bien qu'ils chantent les louanges de Cadichon.
    —J'aimerais mieux qu'ils chantassent sur un autre ton, reprit le premier gendarme en riant.
    «Cet homme, assurément, n'aime pas la musique, me dis-je à part moi.

    Que trouve-t-il à redire aux voix de mes camarades ?» Ces pauvres camarades ! ils chantaient leur délivrance.

    Nous continuâmes à marcher. Un des souterrains était plein d'effets volés. Dans un autre ils avaient enfermé des prisonniers qu'ils gardaient pour les servir : les uns faisaient la cuisine, le service de la table, nettoyaient les souterrains ; d'autres faisaient les vêtements et les chaussures. Il y avait de ces malheureux qui y étaient depuis deux ans ; ils étaient enchaînés deux à deux, et ils avaient tous de petites sonnettes aux bras et aux pieds, pour qu'on pût savoir de quel côté ils allaient. Deux voleurs restaient toujours près d'eux pour les garder ; on n'en laissait jamais plus de deux dans le même souterrain. Pour ceux qui travaillaient aux vêtements, on les réunissait tous, mais le bout de leur chaîne était attaché, pendant le travail, à un anneau scellé dans le mur.
    Je sus plus tard que ces malheureux étaient les voyageurs et les visiteurs des ruines qui avaient disparu depuis deux ans. Il y en avait quatorze ; ils racontèrent que les voleurs en avaient tué trois sous leurs yeux : deux parce qu'ils étaient malades, et un qui refusait obstinément de travailler.
    Les gendarmes délivrèrent tous ces pauvres gens, ramenèrent les ânes au château, portèrent les blessés à l'hospice, et menèrent les voleurs en prison. Ils furent jugés et condamnés, le capitaine à mort et les autres à être envoyés à Cayenne. Quant à moi, je fus admiré par tout le monde ; chaque fois que je sortais, j'entendais dire aux personnes qui me rencontraient :
    «C'est Cadichon, le fameux Cadichon, qui vaut à lui seul plus que tous les ânes du pays.»

     



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  • XII - LES VOLEURS

     

    Tous les enfants se trouvaient réunis dans la cour ; beaucoup d'ânes avaient été rassemblés de tous les villages voisins. Je reconnus presque tous ceux de la course ; celui de Jeannot me regardait d'un air farouche, tandis que je lui lançais des regards moqueurs. La grand'mère de Jacques avait chez elle presque tous ses petits-enfants : Camille, Madeleine, Elisabeth, Henriette, Jeanne, Pierre, Henri, Louis et Jacques. Les mamans de tous ces enfants devaient venir avec eux à âne, tandis que les papas suivraient à pied, armés de baguettes, pour faire marcher les paresseux. Avant de partir, on se querella un peu, comme il arrive toujours, à qui prendrait le meilleur âne : tout le monde voulait m'avoir, personne ne voulait me céder, de sorte qu'on résolut de me tirer au sort. Je tombai en partage au petit Louis, cousin de Jacques ; c'était un excellent petit garçon, et j'aurais été très content de mon sort, si je n'avais vu le pauvre petit Jacques essuyer en cachette ses yeux pleins de larmes. Chaque fois qu'il me regardait, ses larmes débordaient ; il me faisait de la peine, mais je ne pouvais le consoler ; il fallait bien d'ailleurs qu'il apprît comme moi la résignation et la patience. Il finit par prendre son parti, et monta son âne en disant au cousin Louis :
    —Je resterai toujours près de toi, Louis ; ne fais pas trop galoper Cadichon, pour que je ne reste pas en arrière.
    Louis :—Et pourquoi resterais-tu en arrière ? Pourquoi ne galoperais-tu pas comme moi ?
    Jacques :—Parce que Cadichon galope plus vite que tous les ânes du pays.
    Louis :—Comment sais-tu cela ?
    Jacques :—Je les ai vus courir pour gagner le prix le jour de la fête du village, et Cadichon les a tous dépassés.
    Louis promit à son cousin qu'il n'irait pas trop vite, et tous deux partirent au trot.

    Mon camarade n'était pas mauvais, de sorte que je n'eus pas à me gêner beaucoup pour ne pas le dépasser. Les autres nous suivaient tant bien que mal ; nous arrivâmes ainsi jusqu'à une forêt où les enfants devaient voir de très belles ruines d'un vieux couvent et d'une ancienne chapelle. Elles avaient une mauvaise réputation dans le pays ; on n'aimait pas à y aller autrement qu'en nombreuse compagnie. La nuit, disait-on, des bruits étranges semblaient sortir de dessous les décombres ; des gémissements, des cris, des cliquetis de chaînes ; plusieurs voyageurs qui s'étaient moqués de ces récits et qui avaient voulu aller visiter seuls ces ruines, n'en étaient pas revenus ; on n'en avait jamais entendu parler depuis.

     

    18/08 Balade en âne


    Quand tout le monde fut descendu d'âne, et qu'on nous eut laissés paître, la bride sur le cou, les papas et les mamans prirent leurs enfants par la main, leur défendant de s'écarter et de rester en arrière ; je les regardais avec inquiétude s'éloigner et se perdre dans ces ruines. Je m'éloignai aussi de mes camarades et je me mis à l'abri du soleil sous une arche à moitié ruinée qui se trouvait sur une hauteur adossée au bois, et un peu plus loin que le couvent. J'y étais depuis un quart d'heure à peine lorsque j'entendis du bruit près de l'arche ; je me blottis dans une épaisseur du mur ruiné d'où je pouvais voir au loin sans être vu. Le bruit, quoique sourd, augmentait ; il semblait venir de dessous terre.
    Je ne tardai pas à voir paraître une tête d'homme qui sortait avec précaution d'entre les broussailles.
    —Rien... dit-il tout bas après avoir regardé autour de lui. Personne... Vous pouvez venir camarades.

    Que chacun prenne un de ces ânes et l'emmène lestement.
    Il se rangea pour donner passage à une douzaine d'hommes, auxquels il dit encore à mi-voix :
    —Si les ânes se sauvent, ne vous amusez pas à courir après. Vite, et pas de bruit, c'est la consigne.
    Les hommes se glissèrent le long du bois, très fourré dans cette partie de la futaie ; ils marchaient avec précaution, mais vite ; les ânes, qui cherchaient l'ombre, broutaient de l'herbe près de la lisière du bois. A un signal donné, chacun des voleurs prit un des ânes par la bride et l'attira dans le fourré. Ces ânes, au lieu de résister, de se débattre, de braire, pour donner l'éveil, se laissèrent emmener comme des imbéciles ; un mouton n'eût pas été plus bête. Cinq minutes après, les voleurs arrivaient au fourré qui se trouvait au pied de l'arche. On fit entrer mes camarades un à un dans les broussailles, où ils disparurent. J'entendis le bruit de leurs pas sous terre, puis tout rentra dans le silence.
    «Voilà l'explication des bruits qui effrayent le pays, pensai-je : une bande de voleurs est cachée dans les caves du couvent. Il faut les faire prendre ; mais comment ? Voilà la difficulté.»

     

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    Je restai caché sous ma voûte, d'où je voyais les ruines en entier et le pays tout autour, et je n'en sortis que lorsque j'entendis les voix des enfants qui cherchaient leurs ânes. J'accourus pour les empêcher d'approcher de cette arche et des broussailles qui cachaient si bien l'entrée des souterrains, qu'il était impossible de l'apercevoir.
    —Voici Cadichon ! s'écria Louis.
    —Mais où sont les autres ? dirent à la fois tous les enfants.
    —Ils doivent être ici près, dit le papa de Louis ; cherchons-les.

    —Nous ferions bien de les chercher du côté du ravin, derrière l'arche que je vois là-bas, dit le père de Jacques ; l'herbe y est belle, ils auront voulu en goûter.
    Je tremblai en songeant au danger qu'ils allaient courir, et je me précipitai du côté de l'arche pour les empêcher de passer. Ils voulurent m'écarter, mais je leur résistai avec tant d'insistance, leur barrant le passage de quelque côté qu'ils voulussent aller, que le papa de Louis arrêta son beau-frère et lui dit :
    —Ecoutez, mon cher : l'insistance de Cadichon a quelque chose d'extraordinaire. Vous savez ce qu'on nous a raconté de l'intelligence de cet animal. Ecoutons-le, croyez-moi, et retournons sur nos pas. D'ailleurs, il n'est pas probable que tous les ânes aient été de l'autre côté des ruines.
    —Vous avez d'autant plus raison, mon cher, répondit le papa de Jacques, que je vois l'herbe foulée près de l'arche, comme si elle avait été récemment piétinée. Je croirais assez que nos ânes ont été volés.
    Ils retournèrent vers les mamans, qui avaient empêché les enfants de s'écarter ; je les suivis, le coeur léger et content de leur avoir peut-être évité un terrible malheur. Ils causèrent bas, et je les vis se mettre tous en groupe : on m'appela.
    —Comment allons-nous faire ? dit la maman de Louis. Un seul âne ne peut pas porter tous les enfants.
    —Mettons les plus petits sur Cadichon ; les grands suivront avec nous, dit la maman de Jacques.
    —Viens, mon Cadichon ; voyons combien tu en pourras porter, dit la maman d'Henriette.
    On commença par mettre Jeanne devant comme la plus petite, puis Henriette, puis Jacques, puis Louis.

    Ils n'étaient lourds ni les uns ni les autres ; je fis voir, en prenant le trot, que je les portais bien tous les quatre sans fatigue.
    —Holà ! oh ! Cadichon, s'écrièrent les papas, tout doucement, pour que nous puissions tenir nos gamins.
    Je me mis au pas et je marchai, entouré de près par les enfants plus grands et les mamans ; les papas suivaient pour rallier les traînards.
    —Maman, pourquoi donc papa n'a-t-il pas cherché nos ânes ? dit Henri, le plus jeune de la bande, et qui trouvait le chemin long.
    La maman :—Parce que ton papa croit qu'ils ont été volés, et qu'il était alors inutile de les chercher.
    Henri :—Volés ! Par qui donc ? Je n'ai vu personne.
    La maman :—Ni moi non plus, mais il y avait auprès de l'arche des traces de pas.
    Pierre :—Mais alors, maman, il fallait chercher les voleurs.
    La maman :—Ç'eût été imprudent. Pour avoir pris treize ânes, il faut qu'il y ait eu plusieurs hommes. Ils avaient probablement des armes et ils auraient pu tuer ou blesser vos papas.
    Pierre :—Quelles armes, maman ?
    La maman :—Des bâtons, des couteaux, peut-être des pistolets.
    Camille :—Oh ! mais c'est très dangereux, cela. Je crois que papa a bien fait de revenir avec mes oncles.
    La maman :—Et dépêchons-nous de rentrer à la maison ; les oncles et papas doivent aller à la ville en rentrant.
    Pierre : :—Pour quoi faire, maman ?
    La maman :—Pour prévenir les gendarmes.
    Camille :—Je suis fâchée que nous ayons été à ces ruines.
    Madeleine :—Pourquoi cela ? c'était très beau.

    Camille :—Oui, mais très dangereux. Si, au lieu de prendre les ânes, les voleurs nous avaient tous pris ?
    Elisabeth :—C'est impossible ! nous étions trop de monde.
    Camille :—Mais s'il y a beaucoup de voleurs ?
    Elisabeth :—Nous nous serions tous battus.
    Camille :—Avec quoi ? Nous n'avions pas seulement un bâton.
    Elisabeth :—Et nos pieds, nos poings, nos dents ? Moi, d'bord, j'aurais égratigné, mordu ; j'aurais crevé les yeux avec mes ongles.
    Pierre :—Le voleur t'aurait tuée : voilà tout.
    Elisabeth :—Tuée ? Et papa donc ! et maman ! Tu crois qu'ils m'auraient laissé emporter ou tuer !
    Madeleine :—Les voleurs les auraient tués aussi.
    Elisabeth :—Tu penses donc qu'il y en avait une armée ?
    Madeleine :—Mais quand même il n'y en aurait qu'une douzaine !
    Elisabeth :—Une douzaine ? Quelle bêtise ! Tu crois que les voleurs marchent par douzaines comme les huîtres.
    Madeleine :—Tu te moques toujours ! On ne peut rien te dire. Je parie, moi, que pour enlever treize ânes ils étaient au moins douze.
    Elisabeth :—Je veux bien, moi, et le treizième par-dessus le marché comme les petits pâtés.
    Les mamans et les autres enfants riaient de cette conversation, mais comme elle dégénérait en dispute, la maman d'Elisabeth la fit taire, en leur disant que Madeleine avait très probablement raison quant au nombre des voleurs.
    On se trouvait près de la maison, et l'on ne tarda pas à arriver.

    Lorsqu'on vit revenir tout le monde à pied, et moi, Cadichon, portant quatre enfants, la surprise fut grande. Mais, quand les papas racontèrent la disparition des ânes, mon obstination à ne pas les laisser chercher les bêtes perdues, les gens de la maison secouèrent la tête et firent une foule de suppositions plus singulières les unes que les autres ; les uns disaient que les ânes avaient été engloutis et enlevés par les diables ; les autres prétendaient que les religieuses enterrées dans la chapelle s'en étaient emparées pour parcourir la terre ; d'autres assuraient que les anges qui gardaient le couvent réduisaient en cendre et en poussière tous les animaux qui approchaient de trop près du cimetière où erraient les âmes des religieuses. Aucun n'eut l'idée des voleurs cachés dans les souterrains.
    Aussitôt après leur retour, les trois papas allèrent raconter à la grand'mère le vol probable de leurs ânes. Ils firent mettre ensuite les chevaux à la voiture pour aller porter leur plainte à la gendarmerie de la ville voisine. Ils revinrent deux heures après avec l'officier de gendarmerie et six gendarmes. J'avais une telle réputation d'intelligence, qu'ils jugèrent la chose grave dès qu'ils surent la résistance que j'avais opposée vers l'arche. Ils étaient tous armés de pistolets, de carabines, prêts à se mettre en campagne. Pourtant ils acceptèrent le dîner que leur offrit la grand'mère, et ils se mirent à table avec les dames et les messieurs.


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