• Ployant sous son fagot, le paysan gravissait la montagne qui s'élève au-dessus du lac du Bourget. Jean-Marie, c'était le nom du bûcheron, n'avait pas vu décliner le soleil. La nuit l'avait surpris comme il liait ses branchages. Alors, il s'était hâté de s'en retourner pour regagner sa chaumière. Personne, cependant, ne l'attendait. Il était veuf, ses enfants, depuis des années, l'avaient abandonné. Mais quand le soir s'élève peu à peu de la base des montagnes jusqu'au faîte, on court le risque de se trouver enveloppé par les ombres et de tomber au pied de l'abrupte paroi.

     

    Dent du Chat

     

    Le montagnard ahanait en pressant le pas. Le vent avait commencé de souffler. Il devint si fort que le bois, sur le dos de Jean-Marie, craquait, et, dans une brusque déchirure de nuages, la lune apparut, jetant son voile argenté sur le flanc de la montagne.

     

    Tout à coup, la montagne trembla. Un grondement de tonnerre se répercuta d'échos en échos, s'enfla, rugit. Le bûcheron s'arrêta, regarda tout autour de lui et ne vit rien que la lueur blême du chemin sous la lune. Le bruit pourtant devenait de plus en plus fort et dans cette assourdissante rumeur, Jean-Marie reconnut un galop effréné de chevaux et des aboiements furieux. Il ne se trompait pas. Des centaines et des centaines de chiens de chasse débouchèrent, suivis par des centaines et des centaines d'hommes à cheval et à pied. Jean-Marie n'eut que le temps de se plaquer contre la montagne pour n'être pas écrasé et mis en bouillie. La chasse nocturne passa devant lui avec la rapidité d'un éclair. Mais le bûcheron put l'un des derniers qui suivaient à pied, et il demanda :

    - Qui êtes-vous ?

    L'interpellé daigna s'arrêter pour éclater de rire :

    - Hi ! L'aïeul ! Voilà une hardie question ! Ignorez-vous que le roi Artur fait halte en nos montagnes ?

    - Le roi de Bretagne ?

    - En personne ! assura l'autre fièrement. Il se rend en Italie. J'appartiens à sa suite. Nous revenons de chasser le chamois et des réjouissances nous attendent au Palais.

    - Je ne suis qu'un pauvre bûcheron, plus isolé que l'aigle dans son aire, mais s'il y avait un palais dans la montagne, je le saurais, Messire.

    - Eh bien ! Accompagne-nous et tu verras si j'ai menti.

     

    Le vieillard n'hésita pas. Ayant, d'un coup d'épaule, assujetti son fagot, il se mit en marche aux côtés de l'inconnu. Bientôt, il constata, tout étonné, que, malgré ses ans et sa lourde charge, il allait, sans fatigue, aussi vite que la bruyante multitude à laquelle il s'était mêlé.

     

    La suite, demain.


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  • Il y avait une fois, au village de la Ravoire, près de Challes, un petit enfant affligé d’une bosse. Ses camarades se moquaient de lui. Ses parents en avaient honte. Il grandit ainsi, sans affection, molesté, repoussé.

    Or, sa figure était gracieuse et la méchanceté des autres n’avait pas altéré sa bonté native.

    Cequi fit que, peu à peu, l’on s’habitua à sa difformité. Oh ! Je ne veux pas dire qu’on lui épargnait absolument ces plaisanteries qui semblent s’enfoncer dans les chairs de ceux qui en sont victimes. Mais on cessa de le traiter en paria. Il comptait parmi les invités des noces, des baptêmes, des repas d’enterrement. Aux vogues de printemps et d’automne, il se mêlait à la bande joyeuse qui s’égaillait entre les boutiques de toile ou devant un tir forain. Car la vogue, en Savoie, correspond à ce qui s’appellerait à Paris une fête de quartier.

    Tant et si bien qu’il en arriva lui-même à oublier sa triste condition.

      

    Un jour, il pensa qu’il pourrait à son tour se marier et avoir de beaux enfants.

    Pour tout dire, cette idée lui vint à cause de la Daude. La Daude était une accorte fille de ferme abattant la besogne de dix hommes, ce qui ne l’empêchait pas d’apparaître le dimanche, à la messe, aussi nette et parée que la damouesella du château.

    Elle devait être bonne, en sus, car elle était la seule qui n’eût jamais ri de l’infirme.

     

     

    Costume traditionnel de Savoie.

    Il faut croire qu’elle fut la seule, aussi, à juger que les qualités de coeur pouvaient valoir davantage que les attraits physiques puisqu’elle ne s’esclaffa pas quand il lui demanda d’être sa femme. Au contraire, ce projet sembla lui sourire. Elle n’eut qu’une objection :

    - Ce serait marier misère et pauvreté ! dit-elle, hochant la tête.

    - Nous travaillerons, ma Daude ! Je suis fort, malgré, malgré ...

    D’un regard craintif, il désignait, par dessus son épaule, le fardeau que lui avait imposé la nature.

    - Oh ! moi aussi je suis forte ! revendiqua-t-elle, et je t’aime bien, vois-tu, malgré... malgré...

    A son tour elle s’arrêta, hésitant à prononcer ce mot de « bosse »...

    - On dit que le Thomas veut t’avoir.

    Elle eut une moue dédaigneuse. Pourtant, le Thomas était le fils de ses maîtres. Qu’il l’épousât et, de servante, elle devenait patronne.

    Plutôt que d’accorder sa main au riche Thomas paresseux, elle aimerait mieux se brûler la main !

    A cette déclaration, son soupirant crut voir s’ouvrir le paradis.

    Mais la Daude en revenait à son idée, qui était leur commune indigence.

    Elle a raison, pensa notre ami, je n’ai pas même dequoi lui offrir sa « ferrure ». La « ferrure » d’une fiancée savoyarde consiste en un beau bijou d’or et en un modeste bijou d’argent. Le bijou d’or, c’est la croix et le coeur que retient au cou un ruban de velours. Le bijou d’argent, c’est un simple anneau.

    Comment avait-il osé lever les yeux sur la Daude sans être en mesure de la ferrer ?

    Il décida de se procurer l’argent de ces premiers frais.

     

    - Père, j’ai besoin de trois écus ! demanda-t-il quelques instants après.

    Mais son père était plus avare encore que brutal et mauvais.

    -Trois écus ! cria-t-il. Un avorton comme toi n’a que faire de trois écus !

    -C’est pour me marier, mon Père ?

    - Ah ! Ah ! Ah ! Te marier ? M’est avis que pour prendre femme y t’faudrait plus de trois cents fois cent écus !

    - C’est c’qui vous trompe, mon Père. J’ai trouvé femme et j’ai besoin de trois écus seulement ...

    - Va-t’en voir à Saint-Sorlin s’ils y sont !

    C’était une façon de se débarasser du pauvre garçon. Celui-ci, qui était candide, ne l’entendit pas ainsi. Il se rendit à Saint-Sorlin.

     

    Mais il chercha vainement à s’y louer. Son air suppliant ajoutait à sa piètre mine. Personne ne s’avisa qu’un tel gringalet pourrait être vigoureux serviteur. Il s’en retournait, la mort dans l’âme, quand un vieillard barbu l’interpella et lui demanda la cause de son souci. L’autre lui en fit aussitôt confidence.

    - Donne-moi ta bosse ! dit alors le barbu, et moi je te donnerai trois écus.

    Vous imaginez avec quel empressement l’amoureux de la Daude se prêta à l’opération qui, d’ailleurs, ne fut pas douloureuse. La peau qui recouvrait cette gibbosité était si mince que le singulier acheteur eut tôt fait d’en prendre possession.

    Eh bien ! Le croirez-vous ? La bosse était un bloc d’or !

     

    3.gif

     

    C’est qu’il ne faut pas se défaire

    Du lot que, sur terre, on a reçu

    Turlututaine

    Du lot que, sur terre, on a reçu

    Turlututu ...


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  •  

     

     

    Autrefois, la «perle des villes d’eau» n’était pas station d’été et station d’hiver.Avec l’automne, Aix-les-Bains prenait une physionomie fort différente de sa physionomie d’été. L’un après l’autre, les rideaux de fer des magasins de luxe s’abaissaient. Le Grand Cercle, la Villa des fleurs, encore distincts, fermaient leurs portes. Les hôtels n’étaient plus que de grandes façades blanches à volets clos. On restait vraiment entre soi, petit nombre encore réduit par le départ, pour le Midi, d’une partie du contingent indigène.

    On pouvait parcourir, alors, plusieurs rues sans rencontrer plus d’une ou deux silhouettes pressées.

     

    En cette époque-là, un voyageur de commerce, un Parisien, paraît-il, avait débarqué chez nous. Arrivé sur la place Carnot, il voulut montrer qu’il avait de l’esprit. S’asseyant dans la brouette chargée de ses bagages, il se mit à clamer la main en cornet :

    - Ohé ! Les marmottes ! Réveillez-vous, les marmottes !

    Son porteur n’était qu’un Savoyard, mais il ne manquait ni tout à fait d’esprit, ni d’esprit de décision. Se saisissant des brancards de la brouette, sans donner le temps au Parisien de mettre pied à terre, il la fit tourner, à bout de bras, tel un carrousel fou, malgré les objurgations du voyageur, secoué comme un sac de noix.

     

    Et il répétait à tue-tête, mais d’un ton de montagnard combien plus sonore que le fausset de l’autre :

    - Ohé ! Les marmottes ! Réveillez-vous les marmottes !

    De tous les coins de la place, on accourut, devinant qu’il s’agissait d’une bonne farce.

    Enfin, le porteur s’arrêta. Sa victime, affalée, la tête vide, le coeur sur les lèvres, gémissait encore.

    - Qu’est-ce qui arrive, Toine ? demanda quelqu’un.

    - Paraît que Paris nous envoie des marmottes ! expliqua Toine. C’est ce monsieur-là, qui les apporte dans ses valises. Il a voulu les réveiller. Je lui ai donné comme qui dirait un coup de main.

     

     

     

     

     

    Dent du Chat Lac du Bourget

    Dent du Chat

     

     

     

    Un Parisien, venu chez nous, pour y voir des marmottes, ne découvre, au cours de ses excursions que monts splendides, lacs bleus comme des morceaux de ciel tombés, torrents vertigineux, forêts, rendez-vous de toutes les essences, alpages où tintent les clarines. De ces beautés offertes

     

    ... Notre homme ne voit rien

    Une seule chose lui trotte

    Par la tête : « J’espère bien »,

    Dit-il, « Voir enfin la marmotte » !

     

    Un Savoyard, las de l’entendre grommeler, se penche à son oreille pour l’inviter à prendre patience : « J’ai, assura-il ...

     

    ... appris

    Par un de vos compatriotes,

    Que, puisqu’on en manque, Paris

    Va nous envoyer ses marmottes ! « 

     

     

     

     


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  • Saint-Jacques, ayant décidé un beau jour de visiter les immenses galeries souterraines situées entre les vallées d'Aime et de Bozel déboucha sur le sommet de la montagne qui plus tard allait porter son nom. Il y fit alors la rencontre du Diable qui lui proposa aussitôt :

     

    Champagny en Vanoise


    " De ce sommet élevé, nous allons tous les deux nous précipiter dans l'espace. Si tu peux arriver jusqu'au rocher qui domine Aime, sur lequel tu as construit ton église, je m'avouerai vaincu et te laisserai en paix".

     

    Champagny en Vanoise ( église St Sigismond )


    Saint Jacques franchit alors miraculeusement la rivière et vint s'agenouiller sur l'escalier taillé dans le roc conduisant à la chapelle de saint Sigismond, bâtie, dit-on, sur l'emplacement d'une église édifiée par St Jacques lui-même. Du côté de Mâcot, on vit alors une masse noire enveloppée de fumée s'abattre lourdement dans l'Isère qui se mit aussitôt à bouillonner. Le diable, c'etait lui, fut alors entrainé jusqu'au bas de Briancon.

     


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  • Certaines nuits, le château de la Serraz, près de Seillonnaz, devient l’hôte d’un sombre fantôme, qui erre tristement dans ses murs: c’est la Dame noire de la Serraz. Il s’avère difficile de la voir. Quelquefois, cependant, elle se montre un instant au sommet du donjon, ou dans les couloirs du manoir qu’elle habita autrefois. Si on ne l’aperçoit guère, il paraît qu’on entend plus souvent le froufrou de sa robe et le bruit de ses pas.

     

     

    Déjà de son vivant, cette châtelaine, en raison des habits de deuil qu’elle portait sans cesse, était appelée la Dame noire. Elle appartenait à la famille de Blumenstein, mais nul ne savait son nom. Elle se montrait extrèmement dévote, ne sortait que pour soins et réconfort aux malades et aux indigents, ne recevait que le curé du village et le prieur de la chartreuse de Portes.

     

    Pourquoi cette dame, jeune encore, charmante de corps et d’esprit, vivait-elle ainsi en recluse ?

     

    On racontait qu’elle venait de la cour de Versailles, où le roi Louis XV, séduit par ses attraits, en avait fait, un temps, l’une de ses favorites. Lorsque le volage monarque l’abandonna, la dame en éprouva un immense chagrin, se réfugia dans les montagnes du Bugey, se vêtit de noir, s’adonna à la plus austère dévotion, au dévouement envers les malheureux, et vécut en solitaire à la Serraz, jusqu’à sa mort.

     

    galerie des glaces

     

    Galerie des glaces au château de Versailles.

    

    Sans doute que cette dame a largement racheté ses péchés par la conduite que nous lui connaissons. Et comme elle ne gémit ni ne se désespère lors de ses visites nocturnes au château, on peut penser que les puissances de l’Au-delà lui permettent parfois de revenir hanter les lieux où restent accrochés des lambeaux de son coeur. La force de l’amour est infinie, certes, mais un Louis XV ne semble pas digne d’une telle fidélité.


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